Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/253

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Le duc d’Aumale a de grandes qualités ; son courage militaire est remarquable, mais son courage civique est nul ; chez lui, le citoyen est neutralisé par le prince, et le prince est hésitant. Monseigneur et illustre confrère, ignorez-vous que la fortune est femme ? Il faut l’aider à faire ce qu’elle désire, quitte à lui laisser croire qu’elle n’a cédé qu’à la violence.

Thiers n’avait point menti, lorsqu’il avait fait dire au duc d’Aumale que la paix serait onéreuse et qu’il serait pénible pour un prince du sang de France d’être obligé d’en discuter les articles, de les accepter, de les revêtir de sa signature et de les sceller de ses armes. Cette charge, lourde entre toutes, retomba sur Thiers, qui accourut à Versailles aussitôt que l’Assemblée de Bordeaux fut constituée. Dans ces jours de deuil où s’agite le sort de la France, Thiers, vieux, chétif, tout petit, seul vis-à-vis de Bismarck, de ce colosse qui parlait au nom de la victoire, Thiers déploya une indomptable énergie. Nous avions été les agresseurs, nous étions vaincus, plus que vaincus, écrasés ; on pouvait nous contraindre à obéir et à courber la tête. Thiers ne la courba point ; il lutta pied à pied et, à force d’arguties, de raisonnements, de répliques et de ripostes, il obtint des conditions qu’il n’eût certes pas accordées, s’il eût été vainqueur. Il n’est plus douteux qu’il rencontra chez Bismarck des complaisances auxquelles il ne s’attendait pas ; ceci demande explication.

À l’heure où se discutaient les préliminaires de la paix, Bismarck était plus qu’en froid avec de Moltke, qui considérait que toute politique doit s’effacer, lorsque la parole est aux canons. Depuis longtemps déjà, l’État-Major général tenait systématiquement le Chancelier en dehors de toute communication relative aux choses de la guerre. Bismarck apprenait le résultat des combinaisons stratégiques, mais ne savait jamais rien des combinaisons elles-mêmes ; il en était irrité et s’en était plaint au roi, qui, respectant la division des pouvoirs et la spécialité des attributions, n’avait rien modifié à l’état de choses où lui-même trouvait des avantages. En outre, à ce moment même, le roi de Prusse, récemment proclamé empereur d’Allemagne, était malade ; somnolent, atteint d’une bronchite, d’un lumbago, il laissait carte blanche à Bismarck et ne se souciait pas des observations du feld-maréchal de Moltke, qui criait presque à la trahison.