Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/268

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documents dignes de toute confiance. Ceci dit, pour n’y plus revenir, je reprends le récit, non point de ce que j’ai fait, mais de ce que j’ai vu et de ce que j’ai appris.

Lorsque la Commune eut fini, comme elle avait commencé, dans le sang, on fut étonné de ne voir apporter aucune modification à la forme du gouvernement. L’armée venait de vaincre la plus formidable insurrection qui fut jamais ; ses chefs étaient, pour le plus grand nombre, rien moins que républicains ; la plupart avaient des attaches avec les dynasties déchues ; on s’attendait tous les jours à quelque pronunciamiento, et l’on était si las de ces deux guerres supportées coup sur coup, si harassé de tant de misères morales, si humilié d’avoir subi la Commune, si indigné de toutes les horreurs, de toutes les insanités dont on avait été le témoin, que l’on eût accepté sans murmure un maître, un maître quelconque, qui eût rétabli l’ordre et imposé le silence. On était prêt à tout, comme aux heures des grands découragements. Thiers se déclarait inconsolable ; les mages de l’Assemblée nationale attendaient l’étoile qui devait les guider vers un nouveau Messie ; mais nul astre n’apparaissait dans le ciel obscur.

Pendant que l’on se battait dans Paris, où tout flambait, et que l’on se demandait avec désespoir si l’on était de la même race que les misérables qui voulaient achever l’égorgement de la France, j’ai vu trois des généraux de division auxquels la besogne ne manquait pas, au cours de ces exécrables journées. Je les connaissais depuis longtemps, depuis le mois de janvier 1845, alors que, jeune et vigoureux, j’allais chasser le sanglier dans les gorges de la Chiffa[1], en compagnie des capitaines d’état-major. Tous les trois, faits prisonniers à Metz, revenaient de captivité, et leur colère était ardente contre ceux qui les contraignaient à combattre des Français et à employer leurs premières heures de liberté à emporter de haute lutte la grande ville que les Allemands s’étaient contentés de faire mourir de faim. Je les vis isolément, pendant la bataille, ou immédiatement après.

Chacun d’eux disait : « Ça ne peut pas durer comme ça ! » À ma question : « Qu’allez-vous faire ? » l’un répondit : « Nous allons ramener Napoléon, à la condition qu’il nous laisse

  1. La Chiffa est une rivière du département d’Alger, sur les bords de laquelle se livrèrent des combats pendant la conquête de l’Algérie. (N. d. É.)