Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/305

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vers moi ses petits yeux malins et, levant les épaules, il me répondit : « Je n’en sais rien ; mais il est probable que l’on eût crié : À la chienlit ! et qu’il n’aurait pas fait cent pas avant d’être décoiffé à coups de trognons de choux. » L’hypothèse est excessive, mais, avec le peuple parisien, ironique, gouailleur, saisissant le ridicule des choses avec une rapidité extraordinaire, tout était à redouter.

Ce fut le 30 octobre 1873 que les royalistes de diverses nuances, décidés à rappeler le chef de la maison de France par un vote solennel, tombèrent du haut de leur rêve. La chute fut cruelle, d’autant plus cruelle qu’elle était inattendue ; ils en sont restés meurtris et plus d’un en a gardé rancune. Le comte de Chambord, réfugié dans les régions inaccessibles du droit divin, ne reconnaissait, n’acceptait d’autre drapeau que le drapeau blanc et repoussait le drapeau tricolore, « qui l’eût sacré roi de la révolution ». Dans le camp monarchiste, on fut consterné. Le maréchal Mac-Mahon dit : « Si l’on impose le drapeau blanc à l’armée, les fusils partiront d’eux-mêmes. »

Thiers ne se tenait pas de joie ; il dit : « Ils sont incorrigibles ! » Puis, s’adressant à Barthélemy-Saint-Hilaire, — qui l’a répété, — il ajouta : « Dieu voulant affirmer sa puissance et prouver qu’il pouvait faire quelque chose de plus bête encore que les démocrates, a créé les aristocrates, puis il s’est reposé, comprenant qu’il ne saurait aller plus loin. » Le mot courut et ne satisfit personne. Des gens de bonne foi ont admiré le comte de Chambord, d’autres l’ont blâmé. Si, comme quelques personnes l’ont prétendu, le salut de la France valait bien un sacrifice, je pense, en outre, que les fleurs de lis de Bouvines n’auraient rien perdu à être rattachées au drapeau d’Austerlitz et que les emblèmes n’ont de valeur que par la main qui les tient.

Par cela même que le drapeau tricolore était le drapeau non d’une famille, mais de la nation, qu’il avait été glorifié par bien des victoires et humilié dans des défaites, on y tenait ; il était cher à la France, dont il symbolisait la bonne et la mauvaise fortune. Le repousser, c’était jeter au néant la Première République, le Premier Empire, le règne de Louis-Philippe et ce qui s’en était suivi. La condition imposée par le comte de Chambord, par le Prince au bois dormant, qui semblait se réveiller sans savoir ce qui s’était passé pendant son sommeil, était intolérable ; tout accord fut