Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/322

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vendredi, du sel répandu et à l’heureux présage des bas mis à l’envers. Elle m’en fournit une preuve directe dont je me serais volontiers passé. Le lendemain de mon arrivée à Camden-Place, à déjeuner, j’étais assis à sa gauche. Un des valets de pied de service renversa sur la table un verre d’eau rougie entre elle et moi. Je me reculai instinctivement avec un geste de déplaisir dont je ne fus pas maître, car une nappe tachée de vin me cause un dégoût que je n’ai jamais réussi à surmonter. Elle me regarda avec étonnement et me dit : « Mais ça porte bonheur », et, ayant trempé sa main dans ce liquide violâtre, elle m’en frappa le plastron, le col et les manchettes de ma chemise, puis elle s’en frotta le cou. Je la crus folle. Ma figure exprimait une telle stupéfaction que l’on éclata de rire. Elle me répétait : « Mais ça porte bonheur ; comment ne le saviez-vous pas ? tout le monde sait ça. » Je m’excusai de mon ignorance et je me hâtai d’aller changer de linge, dès que le repas fut terminé. D’après ce que j’ai vu, d’après ce que j’ai entendu raconter, je comprends que le Prince impérial ait dit un jour au général Fleury : « Vous qui avez été l’ami et le confident de mon père, expliquez-moi donc pourquoi il a épousé l’Impératrice. »

Elle en voulait à son fils ; de quoi ? De lui tenir tête dans la discussion, de l’aimer moins qu’il n’avait aimé l’Empereur, pour la mémoire duquel il avait conservé un culte qui ressemblait à de l’idolâtrie ; d’avoir des idées opposées aux siennes, de se cacher d’elle et d’avoir des secrets qu’il ne se laissait pas arracher ? Nullement ; elle lui en voulait d’être petit ; elle tâchait, du reste, d’y mettre bon ordre, en surveillant la hauteur des talons et l’épaisseur des semelles de ses chaussures. Elle avait rêvé pour lui une taille haute que surmonterait agréablement la couronne et qui ne serait point écrasée par les draperies du manteau doublé d’hermine. Lorsqu’il était enfant, elle le mesurait sans cesse et se dépitait. Elle voulut l’allonger, en dépit de la nature, et lui fit boire un philtre — je dis bien un philtre — que je ne sais quelle sorcière, quelle nécromancienne avait expressément composé. Le pauvre prince eut la colique, accompagnée de vomissements. Sa bonne anglaise voulut avertir l’Empereur, et l’Impératrice eut fort à faire pour l’en empêcher. Ce fait est incroyable, et j’y resterais incrédule s’il ne m’avait été affirmé par M. Maynard, qui fut précepteur du Prince