Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/68

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je me souviens de m’être assis sur un banc sans trop savoir ce que je faisais et d’avoir regardé deux cochers de fiacre qui donnaient l’avoine à leurs chevaux. Ces braves gens parlaient de l’affaire de Beaumont ; l’un disait : « Ce n’est pas étonnant qu’ils nous roulent toujours ; ils nous surprennent ; ils se glissent dans les bois comme des couleuvres ; c’est pas malin d’être vainqueur avec de tels moyens, qui ne sont déjà pas si propres ; attends un peu qu’ils soient sortis de leurs bois et tu verras la trempée qu’on leur administrera ; le diable en prendra les armes. » L’autre répondit en secouant la tête : « J’ai fait un congé au 62e ; je connais la rubrique ; eh bien ! ce n’est pas bon signe d’être toujours battu : ce pauvre Badinguet n’y entend rien et tout ça finira mal. »

Poursuivant ma route, sans but déterminé, j’entrai dans le jardin des Tuileries, dont je traversai les quinconces par la diagonale. Un homme était assis au pied d’un marronnier, affaissé sur lui-même, la main inerte et le front penché. Au bruit de mes pas, il redressa la tête et je vis l’amiral Rigault de Genouilly, qui était alors ministre de la Marine. Il me reconnut, devina sans doute à l’expression de mon visage que je n’avais plus rien à apprendre ; il se leva, me saisit dans ses bras et, sans parler, éclata en sanglots. C’était un homme de fer que Rigault de Genouilly, dur aux autres, plus dur à lui-même, inflexible en toute chose, n’ayant jamais pâli devant le danger ; il avait le spasme déchirant de ceux qui ne savent pas pleurer ; le contraste de sa douleur et de son caractère me remua jusque dans les moelles. Je ne savais que dire, je le pressais contre moi et je suffoquais.

Il se dégagea et me dit : « Je n’ose rentrer au ministère ; que vais-je dire à mes chefs de service ? Je n’ai pas le courage de leur apprendre que nous venons de couler à pic… » Il récrimina : « Et que penser de ce Palikao qui nous disait il n’y a pas trois jours : les Allemands, depuis leur entrée en France, ont perdu plus de deux cent mille hommes ; ils ne peuvent plus supporter les frais de la guerre ; d’ici à deux ou trois semaines, nous les aurons reconduits chez eux ! Oui, voilà ce qu’il nous disait, à nous et au Corps législatif ; la pauvre Impératrice le croyait comme parole d’Évangile ; et vous voyez où nous en sommes ! » Nous fîmes ensemble quelques pas sous les quinconces déserts. Je lui demandai : « Quand avez-vous reçu la nouvelle ? » Il répondit : « Tout à l’heure, ce matin, au Conseil des ministres. C’est une dépêche