Page:Dujardin - De Stéphane Mallarmé au prophète Ezéchiel, 1919.djvu/54

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ils n’ont pas le temps (ni quelquefois les moyens) d’être sincères ; étant pressés, il est naturel qu’ils se servent des clichés et des bonnes vieilles métaphores qui leur viennent à la mémoire.

Mais savez-vous qui écrit plus mal que certains journalistes ?

Ce sont certains universitaires. La raison ? Ils ont le temps, eux ; mais ils aiment d’amour les clichés et les bonnes vieilles métaphores.

Et savez-vous qui écrit plus mal que certains universitaires ?

Ce sont certains académiciens. Ce n’est pas, eux, qu’ils n’aient le temps ; ce n’est pas non plus qu’ils aiment d’amour les bonnes vieilles métaphores et les clichés ; mais ils honorent, en eux, les piliers de la tradition.

Nécessité dans le journalisme ; amour à l’Université ; politique à l’Académie… Ne soyez pas jaloux, jeunes poètes ; on vous laisse la sincérité.

Tout ce que je dis s’applique aussi bien à la prose qu’à la poésie. En poésie, la chose est évidente ; le fait même d’écrire en vers suppose l’intention de donner à sa pensée une expression adéquate, c’est-à-dire de faire œuvre d’écrivain. En prose, par contre, il ne faut pas confondre celui qui, comme le poète, mais par d’autres moyens, entend faire œuvre d’écrivain, et celui qui, dans un style de conversation, expose ses idées d’une façon cursive, tel précisément le journaliste, et c’est, hélas, ce que je fais ici moi-même[1]. On ne peut imaginer à quel point on a peu l’idée de ce que c’est qu’un écrivain ; avez-vous remarqué, lorsqu’on dénonce un mauvais écrivain, qu’on ne signale guère que des fautes de grammaire, des néologismes ? Des fautes de grammaire, des néologismes, les meilleurs écrivains en commettent ! Mais ce qu’on ne signale jamais, c’est les pensées déjà pensées, les visions non vues, les

  1. De Maurice Maeterlinck, lettre publiée dans les journaux du 8 décembre 1916 : « L’Amérique se rend-elle compte du traitement infligé à la Belgique et aux Belges ? Il n’y a pas de mots, dans le langage humain, pour raconter les faits. Il n’y a pas de précédents à de pareilles ignominies dans l’histoire. Il faudrait remonter, pour en trouver, au delà du Déluge. »