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KEAN.

Pardon, miss, mais je me tairai à l’instant, ou vous me permettrez de tout dire… à l’heure où vous sortirez de cette chambre pour rentrer dans le monde, cette conversation sera oubliée,

ANNA, baissant son voile.

Parlez, monsieur.

KEAN.

se peut cependant que vous ayez le bonheur de rencontrer un homme riche, délicat, généreux… que vous aimiez et qui vous aime… qui ne vous donne pas, qui partage… Alors le premier danger est évité… la première humiliation n’existe plus… mais je vous l’ai dit, vous êtes belle… Vous ne connaissez pas nos journalistes d’Angleterre, miss… Il en est qui ont compris leur mission du côté honorable, qui sont partisans de tout ce qui est noble… défenseurs de tout ce qui est beau… admirateurs de tout ce qui est grand. Ceux-là, c’est la gloire de la presse… ce sont les anges du jugement de la nation… Mais il en est d’autres, miss, que l’impuissance de produire a jetés dans la critique… Ceux-là sont jaloux de tout, ils flétrissent ce qui est noble… ils ternissent ce qui est beau… ils abaissent ce qui est grand ! Un de ces hommes, pour votre malheur, vous trouvera belle, peut-être… le lendemain il attaquera votre talent… le surlendemain votre honneur… Alors, dans votre innocence du mal, vous voudrez savoir quelle cause le pousse… naïve et pure, vous irez chez lui comme vous êtes venue chez moi… Vous lui demanderez le motif de sa haine et ce que vous pouvez faire pour qu’elle cesse. Alors il vous dira que vous vous êtes trompée à ses intentions, que votre talent lui plaît, qu’il ne vous hait pas, qu’il vous aime au contraire… Vous vous lèverez comme vous venez de le faire, et il dira : Rasseyez-vous, miss… ou demain…

ANNA.

Horreur !…

KEAN.

Et supposons que vous ayez échappé à ces deux épreuves… une troisième vous attend… Vos rivales… car au théâtre on n’a pas d’amies… on n’a pas d’émules… on n’a que des rivales… vos rivales feront ce que Cimmer et d’autres que je ne veux pas nommer ont fait contre moi. Chaque coterie étendra ses mille bras pour vous empêcher de monter un degré de plus, ouvrira ses mille bouches pour vous cracher la raillerie au visage ; fera entendre ses mille voix pour dire du bien d’elle et du mal de vous… Elles emploieront pour vous perdre des moyens que vous mépriserez… et elles vous perdront avec ces moyens… elles achèteront la louange et l’injure à un prix qui ne leur coûte rien à elles, et que vous ne voudrez pas payer, vous… Le public insoucieux, ignorant, crédule, qui ne sait pas comment se fabriquent hideusement ces réputations et ces mensonges… les prendra pour des talents ou des vérités, à force de les entendre vanter ou redire. Enfin, un beau jour, vous vous apercevrez que la bassesse, l’ignorance et la médiocrité sont tout avec l’intrigue ; que l’étude, le talent, le génie ne serrent à rien sans l’intrigue… Vous ne voudrez pas croire ; vous douterez encore quelque temps… Puis enfin, des larmes plein les yeux, du dégoût plein le cœur, du désespoir plein l’âme, vous en viendrez à maudire le jour, l’heure, la minute où cette fatale idée vous a prise de poursuivre une gloire qui coûte si cher et qui rapporte si peu… Maintenant, levez votre voile, miss, j’en ai fini avec les choses honteuses.

ANNA.

Ô Kean ! Kean ! il faut que vous ayez bien souffert !… Comment avez-vous fait ?

KEAN.

Oui, j’ai bien souffert ! mais moins encore que ne doit souffrir une femme… car je suis un homme, moi… et je puis me défendre… Mon talent appartient à la critique, c’est vrai… Elle le foule sous ses pieds, elle le déchire avec ses griffes… elle le mord avec ses dents… c’est son droit, et elle en a usé… Mais quand un de ces aristarques d’estaminet s’avise de regarder dans ma vie privée, oh ! alors, la scène change. C’est moi qui menace, et c’est lui qui tremble. Mais cela arrive rarement… on voit trop souvent Hamlet faire des armes… pour que l’on cherche querelle à Kean.

ANNA.

Mais toutes ces douleurs ne sont-elles pas rachetées par ce seul mot que vous pouvez vous dire ?… Je suis roi !

KEAN.

Oui, je suis roi, c’est vrai… trois fois par semaine à peu près, roi avec un sceptre de bois doré, des diamants de strass et une couronne de carton ; j’ai un royaume de trente-cinq pieds carrés, et une royauté qu’un bon petit coup de sifflet fait évanouir. Oh ! oui, oui, je suis un roi bien respecté, bien puissant, et surtout bien heureux, allez !

ANNA.

Ainsi, lorsque tout le monde vous applaudit, vous envie, vous admire…

KEAN.

Eh bien ! parfois, je blasphème, je maudis, je jalouse le sort du portefaix, courbé sous son fardeau… du laboureur sur sa charrue, et du marin couché sur le pont du vaisseau.

ANNA.

Et si une femme, jeune, riche, et qui vous aimât,