Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/123

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Billot s’en alla droit à Sébastien, et, prenant dans ses grosses mains calleuses les mains blanches et fines de l’enfant :

— Sébastien, dit-il, me reconnaissez-vous ? — Non. — Je suis le père Billot, fermier de votre père. — Je vous reconnais, Monsieur. — Et ce garçon-là, dit Billot en montrant son compagnon, le connais-tu ? — Ange Pitou, dit l’enfant. — Oui, Sébastien, oui, moi, moi.

Et Pitou se jeta, en pleurant de joie, au cou de son frère de lait et de son camarade d’étude.

— Eh bien ! dit l’enfant sans se dérider, après ? — Après ?… Si l’on t’a pris ton père, je te le rendrai, moi, entends-tu bien. — Vous ? — Oui, moi ! moi ! et tous ceux qui sont là avec moi. Que diable ! nous avons eu hier affaire aux Autrichiens, et nous avons vu leurs gibernes. — À preuve même que j’en ai une, dit Pitou. — N’est-ce pas que nous délivrerons son père ? dit Billot s’adressant à la foule. — Oui ! oui ! mugit la foule, nous le délivrerons !

Sébastien secoua la tête.

— Mon père est à la Bastille, dit-il avec mélancolie. — Eh bien ? cria Billot. — Eh bien ! on ne prend pas la Bastille, répondit l’enfant. — Alors, que voulais-tu faire, toi, si tu as cette conviction ? — Je voulais aller sur la place ; on s’y battra ; mon père m’eût peut-être aperçu par les barreaux d’une fenêtre. — Impossible ! — Impossible ! et pourquoi pas ? Moi, un jour en me promenant avec le collége, j’ai vu la tête d’un prisonnier. Si j’avais vu mon père comme j’ai vu ce prisonnier, je l’eusse reconnu, et je lui eusse crié : Sois tranquille, bon père, je t’aime ! — Et si les soldats de la Bastille t’eussent tué ? — Eh bien ! ils m’eussent tué sous les yeux de mon père. — Mort de tous les diables ! tu es un méchant garçon, Sébastien, t’aller faire tuer sous l’œil de ton père ! le faire mourir de douleur dans sa cage, lui qui n’a que toi au monde, lui qui t’aime tant ! Décidément, tu es un mauvais cœur, Gilbert.

Et le fermier repoussa l’enfant.

— Oui, oui, un mauvais cœur ! hurla Pitou, fondant en larmes.

Sébastien ne répondit pas.

Et tandis qu’il rêvait dans un sombre silence, Billot admirait cette noble figure blanche et nacrée, l’œil de feu, la bouche ironique et fine, le nez d’aigle et le menton vigoureux, qui décelaient à la fois noblesse d’âme et noblesse de sang.

— Tu dis que ton père est à la Bastille ? dit enfin le fermier. — Oui. — Et pourquoi ? — Parce que mon père est un ami de Lafayette et de Washington ; parce que mon père a combattu avec l’épée pour l’indépendance de l’Amérique, et avec la plume pour celle de la France ; parce que mon père est connu dans les deux mondes pour haïr la tyrannie ;