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ANGE PITOU.

l’avons dit, ils eussent bien certainement consigné ce fait, que ce village avait commence par être un double rang de maisons, bâties aux deux côtés de la route de Paris à Soissons ; puis ils eussent ajouté que peu à peu sa situation à la lisière d’une belle forêt ayant amené un surcroît d’habitants, d’autres rues se joignirent à la première, divergentes comme les rayons d’une étoile, et tendant vers les autres petits pays avec lesquels il était important de conserver des communications, et convergentes vers un point qui devint tout naturellement le centre, c’est-à-dire ce que l’on appelle en province la place, place autour de laquelle se bâtirent les plus belles maisons du village devenu bourg, et au centre de laquelle s’élève une fontaine décorée aujourd’hui d’un quadruple cadran ; enfin ils eussent fixé la date certaine où, près de la modeste église, premier besoin des peuples, pointèrent les premières assises de ce vaste château, dernier caprice d’un roi ; château qui après avoir été, comme nous l’avons déjà dit, tour à tour résidence royale et résidence princière, est devenu de nos jours un triste et hideux dépôt de mendicité relevant de la préfecture de la Seine.

Mais à l’époque où commence cette histoire, les choses royales, quoique déjà bien chancelantes, n’en étaient point encore tombées, cependant, au point où elles sont tombées aujourd’hui ; le château n’était déjà plus habité par un prince, il est vrai, mais il n’était pas encore habité par des mendiants, il était tout bonnement vide, n’ayant pour tout locataire que les commensaux indispensables à son entretien, parmi lesquels on remarquait le concierge, le paumier et le chapelain ; aussi toutes les fenêtres de l’immense édifice donnant, les unes sur le parc, les autres sur une seconde place qu’on appelait aristocratiquement la place du château, étaient-elles fermées, ce qui ajoutait encore à la tristesse et à la solitude de cette place, à l’une des extrémités de laquelle s’élevait une petite maison dont le lecteur nous permettra, je l’espère, de lui dire quelques mots.

C’était une petite maison dont on ne voyait pour ainsi dire que le dos ; mais, comme chez certaines personnes, ce dos avait le privilège d’être la partie la plus avantageuse de son individualité. En effet, la façade, qui s’ouvrait sur la rue de Soissons, une des principales de la ville, par une porte gauchement cintrée, et maussadement close dix-huit heures sur vingt-quatre, se présentait gaie et riante ; du côté opposé régnait un jardin, au-dessus des murs duquel on voyait pointer la cime des cerisiers, des pommiers et des pruniers, tandis que de chaque côté d’une petite porte, donnant sortie sur la place et entrée au jardin, s’élevaient deux acacias séculaires qui, au printemps, semblaient allonger leurs bras au-dessus du mur pour joncher, dans toute la circonférence de leur feuillage, le sol de leurs fleurs parfumées.