Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/213

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— Non, dit-il, ce n’est point cela, ce ne peut pas être cela ; mais, n’importe ! passons à autre chose. — À quoi ? — À vous. — À moi ? qu’avez-vous à me dire de moi ? — Ce que vous savez aussi bien que personne : c’est qu’avant trois jours vous allez être réinstallé dans vos fonctions, et qu’alors vous gouvernerez la France aussi, despotiquement que vous voudrez. — Vous croyez ? dit Necker en souriant. — Et vous aussi, puisque vous n’êtes pas à Bruxelles. — Eh bien ! fit Necker, le résultat ? car c’est au résultat qu’il nous faut venir. — Le voici. Vous êtes chéri des Français, vous allez en être adoré. La reine était déjà fatiguée de vous voir chéri ; le roi se fatiguera de vous voir adoré ; ils feront de la popularité à vos dépens, et vous ne le souffrirez pas. Alors, à votre tour, vous deviendrez impopulaire. Le peuple, mon cher monsieur Necker, c’est un lion affamé qui ne lèche que la main nourricière, quelle que soit cette main. — Après ? — Après ! vous retomberez dans l’oubli. — Moi ! dans l’oubli ? — Hélas ! oui. — Et qui me ferait oublier ? — Les événements. — Ma parole d’honneur ! vous parlez en prophète. — C’est que j’ai le malheur de l’être quelque peu. — Voyons, qu’arrivera-t-il ?

— Oh ! ce qui arrivera n’est point difficile à prédire, car ce qui arrivera est en germe à l’Assemblée. Un parti surgira qui dort en ce moment, je me trompe, qui dort, mais qui se cache. Ce parti a pour chef un principe, car il arme une idée. — Je comprends. Vous parlez du parti orléaniste. — Non. Celui-là, j’eusse dit qu’il avait pour chef un homme, pour arme la popularité. Je vous parle d’un parti dont le nom n’a pas même été prononcé, du parti républicain. — Du parti républicain ? Ah ! par exemple ! — Vous n’y croyez pas ?… — Chimère ! — Oui, chimère à la gueule de feu, qui vous dévorera tous. — Eh bien ! je me ferai républicain ; je le suis déjà. — Républicain de Genève, parfaitement. — Mais il me semble qu’un républicain est un républicain. — Voilà l’erreur, monsieur le baron ; nos républicains, à nous, ne ressembleront point aux républicains des autres pays : nos républicains auront d’abord les privilèges à dévorer, puis la noblesse, puis la royauté ; nos républicains, vous partirez avec eux, mais ils arriveront sans vous, car vous ne voudrez pas les suivre où ils iront. Non, monsieur le baron de Necker, vous vous trompez, vous n’êtes pas un républicain. — Oh ! si vous l’entendez comme cela, non ; j’aime le roi. — Et moi aussi, dit Gilbert, et tout le monde en ce moment l’aime comme nous. Si je disais ce que je dis à un esprit moms élevé que le vôtre, on me huerait, on me bafouerait ; mais croyez à ce que je vous dis, monsieur Necker. — Je ne demanderais pas mieux, en vérité, si la chose avait de la vraisemblance ; mais… — Connaissez-vous les sociétés secrètes ? — J’en ai fort entendu parler. — Y croyez-vous ? — Je crois à leur existence ; je ne crois pas à leur