Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/222

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avant. On te parle de droits politiques, de droits sociaux, en es-tu plus heureux depuis qu’on t’a permis de voter par l’organe de tes délégués ? En es-tu plus riche depuis que tu es représenté ? En as-tu moins faim depuis que l’Assemblée nationale fait des décrets ? Non ; laisse, laisse la politique et ses théories aux gens qui savent lire. Ce n’est pas, non, ce n’est pas une phrase ou une maxime écrite qu’il te faut. C’est du pain, et puis du pain ; c’est le bien-être de tes enfants, la douce tranquillité de ta femme. Qui te donnera tout cela ? un roi ferme de caractère, jeune d’esprit, généreux de cœur. Ce roi, ce n’est pas Louis XVI, Louis XVI qui règne sous sa femme, l’Autrichienne au cœur de bronze. C’est… cherche bien autour du trône ; cherchos-y celui qui peut rendre la France heureuse, et que la reine déteste, justement parce qu’il fait ombre au tableau, justement parce qu’il aime les Français et qu’il en est aimé. Ainsi se manifestait l’opinion à Versailles ; ainsi se brassait partout la guerre civile.

Gilbert prit langue à deux ou trois de ces groupes ; puis, ayant reconnu l’état des esprits, il marcha droit au château, que des postes nombreux gardaient. Contre qui ? On n’en savait rien. Malgré tous ces postes, Gilbert, sans difficulté aucune, franchit les premières cours et parvint jusqu’aux vestibules sans que nul lui demandât où il allait.

Arrivé au salon de l’Œil-de-Bœuf, un garde du corps l’arrêta. Gilbert tira de sa poche la lettre de monsieur de Necker, dont il montra la signature. Le gentilhomme jeta les yeux dessus. La consigne était rigoureuse, et comme les plus rigoureuses consignes sont justement celles qui ont le plus besoin d’être interprétées, le garde du corps dit à Gilbert :

— Monsieur, l’ordre de ne laisser pénétrer personne chez le roi est formel ; mais comme évidemment le cas d’un envoyé de monsieur de Necker n’était pas prévu ; comme, selon toute probabilité, vous apportez un avis important à Sa Majesté, entrez, je prends l’infraction sur moi. Gilbert entra.

Le roi n’était point dans ses appartements, mais dans la salle du conseil ; il y recevait une députation de la garde nationale qui venait lui demander le renvoi des troupes, la formation d’une garde bourgeoise, et sa présence à Paris.

Louis avait écouté froidement ; puis il avait répondu que la situation avait besoin d’être éclairée, et que, d’ailleurs, il allait délibérer sur cette situation avec son conseil.

Aussi délibérait-il.

Pendant ce temps les députés attendaient dans la galerie, et, à travers les glaces dépolies des portes, voyaient le jeu des ombres grandissantes