Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/259

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qu’ils ont raison, vous, monsieur le philosophe ? s’écria impérieusement la reine, l’œil dilaté, les narines frémissantes. — Hélas ! oui, Madame, ils ont raison, dit le comte de sa voix douce et affectueuse ; car lorsque je me promène par les boulevards avec mes beaux chevaux anglais, mon habit d’or et mes gens galonnés de plus d’argent qu’il n’en faudrait pour nourrir trois familles, votre peuple, c’est-à-dire ces vingt-cinq millions d’hommes affamés, se demandent en quoi je les sers, moi qui ne suis qu’un homme pareil à eux. — Vous les servez, comte, avec ceci ! s’écria la reine en saisissant la poignée de l’épée du comte, vous les servez avec cette épée que votre père a maniée en héros à Fontenoy, votre grand-père à Steinkerque, votre aïeul à Lens et à Rocroy, vos ancêtres à Ivry, à Marignan, à Azincourt. La noblesse sert le peuple français par la guerre ; par la guerre, la noblesse a gagné, au prix de son sang, l’or qui chamarre ses habits, l’argent qui couvre ses livrées. Ne vous demandez donc plus, Olivier, en quoi vous servez le peuple, vous qui maniez à votre tour, en brave, cette épée que vous ont léguée vos pères ! — Madame, madame ! dit le comte en secouant la tête, ne parlez pas tant du sang de la noblesse ; le peuple aussi a du sang dans les veines ; allez en voir les ruisseaux coulants sur la place de la Bastille ; allez compter ses morts étendus sur le pavé rougi, et sachez que leur cœur, qui ne bat plus, a battu aussi noblement que celui d’un chevalier le jour où vos canons tonnaient contre lui ; le jour où, brandissant une arme nouvelle pour sa main inhabile, il chantait sous la mitraille, ce que ne font pas toujours nos plus braves grenadiers. Eh ! Madame ; eh ! ma reine, ne me regardez point, je vous en supplie, avec cet œil courroucé. Qu’est-ce qu’un grenadier ? C’est un habit bleu chamarré sur ce cœur dont je vous parlais tout à l’heure. Qu’importe au boulet qui troue et qui tue que le cœur soit couvert de drap bleu ou d’un lambeau de toile ? qu’importe au cœur qui se brise que la cuirasse qui le protégeait soit de toile ou de drap ? Le temps est venu de songer à tout cela, Madame ; vous n’avez plus vingt-cinq millions d’esclaves en France, vous n’avez plus vingt-cinq millions de sujets, vous n’avez même plus vingt-cinq millions d’hommes, vous avez vingt-cinq millions de soldats. — Qui combattront contre moi, comte ? — Oui, contre vous, car ils combattent pour la liberté, et vous êtes entre eux et la liberté.

Un long silence succéda aux paroles du comte. La reine le rompit la première.

— Enfin, dit-elle, cette vérité que je vous suppliais de ne pas me dire, voilà donc que vous me l’avez dite ? — Hélas ! Madame, répondit Charny, sous quelque forme que mon dévouement la cache, sous quelque voile que mon respect l’étouffe, malgré moi, malgré vous, regardez,