Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/262

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La reine étendit la main vers le comte. La parole de cet homme avait une puissance irrésistible, comme tout ce qui émane d’un cœur sincère et passionné.

— Ordonnez donc, Madame, reprit-il, je vous en conjure, ne craignez pas d’ordonner. — Oh ! oui, oui, je le sais bien, j’ai tort ; oui, pardonnez-moi ; oui, c’est vrai. Mais si vous avez quelque part une idole cachée à qui vous offrez un encens mystérieux ; si pour vous il est dans un coin du monde une femme adorée… Oh ! je n’ose plus prononcer ce mot, il me fait peur, et j’en doute quand les syllabes dont il se compose frappent l’air et vibrent à mon oreille. Eh bien ! si cela existe, caché à tous, n’oubliez pas que vous avez devant tous, que vous avez publiquement pour les autres et aussi pour vous-même, une femme jeune et belle, que vous entourez de soins, d’assiduités ; une femme qui s’appuie sur votre bras, et qui, en s’appuyant sur votre bras, s’appuie en même temps sur votre cœur.

Olivier fronça le sourcil, et les lignes si pures de son visage s’altérèrent un instant.

— Que demandez-vous, Madame, dit-il, est-ce que j’éloigne la comtesse de Charny ? Vous vous taisez ; c’est donc cela ? Eh bien ! je suis prêt à obéir à cet ordre ; mais, vous le savez, elle est seule au monde, elle est orpheline ! Son père, le baron de Taverney, est mort depuis quelques années comme un digne gentilhomme du vieux temps, qui ne veut pas voir ce qui se passe dans le nôtre ; son frère, vous savez que son frère Maison-Rouge apparaît une fois l’an tout au plus, vient embrasser sa sœur, saluer Votre Majesté, et s’en va sans que nul sache ce qu’il devient ? — Oui, je sais tout cela. — Réfléchissez, Madame, que cette comtesse de Charny, si Dieu m’appelait à lui, pourrait reprendre aujourd’hui son nom de jeune fille, sans que le plus pur des anges du ciel surprît dans ses rêves, dans sa pensée, un mot, un nom, un souvenir de femme. — Oh ! oui, oui, dit la reine, je sais que votre Andrée est un ange sur la terre, je sais qu’elle mérite d’être aimée. Voilà pourquoi je pense que l’avenir est à elle, tandis qu’il m’échappe à moi. Oh ! non, non. Tenez, comte, tenez, je vous en conjure, plus un mot. Je ne vous parle pas en reine, pardonnez-moi. Je me suis oubliée, mais que voulez-vous ?… Il y a dans mon âme une voix qui chante toujours le bonheur, la joie, l’amour, à côté de ces sinistres voix qui murmurent le malheur, la guerre, la mort. C’est la voix de ma jeunesse, à laquelle je survis. Charny, pardonnez-moi, je ne serai plus jeune, je ne sourirai plus, je n’aimerai plus.

Et la malheureuse femme appuya ses yeux brûlants sur ses mains amaigries et effilées, et une larme de reine, un diamant, glissa entre chacun de ses doigts.