Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/264

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trons et de tièdes. Je flatte la nation française. Mais enfin reste deux quinzièmes ; je vous les accorde enragés, solides, vaillants et militaires. Ces deux quinzièmes, évaluons-les pour Paris, car pour la province c’est inutile, n’est-ce pas ? c’est Paris seulement qu’il s’agit de reprendre. — Oui, Madame, mais… — Toujours mais… Attendez, vous répondrez plus tard.

Monsieur de Charny s’inclina.

— J’évalue donc, continua la reine, les deux quinzièmes de Paris à cent mille hommes ; le voulez-vous ?

Cette fois, le marquis ne répondit pas.

La reine reprit :

— Eh bien ! à ces cent mille hommes mal armés, indisciplinés, peu aguerris, hésitant parce qu’ils savent qu’ils font mal, j’oppose cinquante mille soldats connus dans toute l’Europe par leur bravoure, des officiers comme vous, monsieur de Charny ; de plus, cette cause sacrée que l’on appelle le droit divin, et enfin mon âme, à moi, qu’il est facile d’attendrir, mais difficile de briser.

Le comte garda encore le silence.

— Croyez-vous, continua la reine, que dans un combat livré sur ce terrain, deux hommes du peuple valent plus qu’un de mes soldats ?

Charny se tut.

— Dites, répondez ; le croyez-vous ? s’écria la reine avec impatience. — Madame, répondit enfin le comte, sortant, à l’ordre de la reine, de la respectueuse réserve où il s’était tenu, sur un champ de bataille où comparaîtraient ces cent mille hommes isolés, indisciplinés et mal armés comme ils sont, vos cinquante mille soldats les battraient en une demi-heure. — Ah ! fit la reine, j’ai donc raison. — Attendez. Mais il n’en est pas comme vous le pensez. Et d’abord, vos cent mille révoltés de Paris sont cinq cent mille. — Cinq cent mille ? — Tout autant. Vous avez négligé les femmes et les enfants dans votre calcul. Oh ! reine de France ! eh ! femme courageuse et fière  ! comptez-les pour autant d’hommes, ces femmes de Paris : un jour viendra peut-être où elles vous forceront de les compter pour autant de démons. — Que voulez-vous dire ? comte. — Madame, savez-vous ce que c’est que le rôle d’une femme dans les guerres civiles ! Non. Eh bien ! je m’en vais vous l’apprendre, et vous verrez que ce ne serait pas trop de deux soldats contre chaque femme. — Comte, êtes-vous fou ?

Charny sourit tristement.

— Les avez-vous vues à la Bastille, demanda-t-il, sous le feu, au milieu des balles, criant aux armes, menaçant de leurs poings vos suisses caparaçonnés en guerre, criant malédiction sur le cadavre des morts,