Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/280

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Oh ! si je regrette la Bastille, c’est pour lui ; oui, je me repens qu’on y ait mis des criminels, quand celui-là n’y était pas. — Eh bien ! s’il y eût été à la Bastille, monsieur d’Orléans, nous serions aujourd’hui dans une belle situation ! dit le roi. — Que fût-il donc arrivé, voyons ? — Eh ! vous n’êtes pas sans savoir, Madame, que l’on a promené son buste couronné de fleurs avec celui de monsieur de Necker ? — Oui, je le sais. — Eh bien, une fois hors de la Bastille, monsieur d’Orléans eût été roi de France, Madame. — Et peut-être eussiez-vous trouvé cela juste ! dit Marie-Antoinette avec une amère ironie. — Ma foi ! oui. Haussez les épaules tant qu’il vous plaira ; pour bien juger les autres, je me mets à leur point de vue, moi. Ce n’est pas du haut du trône qu’on voit bien le peuple ; moi, je descends jusqu’à lui, et je me demande si, bourgeois ou manant, j’eusse supporté qu’un seigneur me comptât parmi ses poulets et ses vaches comme un produit ! Si, cultivateur, j’eusse supporté que les dix mille pigeons d’un seigneur mangeassent chaque jour dix mille grains de blé, d’avoine, ou de sarrazin, c’est-à-dire deux boisseaux environ, le plus clair de mon bénéfice ; tandis que ses lièvres et ses lapins broutaient mes luzernes, tandis que ses sangliers retournaient mes pommes de terre, tandis que ses percepteurs dîmaient mon bien, tandis que lui-même caressait ma femme et mes filles, tandis que le roi m’enlevait mes fils pour la guerre, tandis que le clergé damnait mon âme dans ses moments de colère. — Allons, allons, Monsieur, interrompit la reine avec un regard foudroyant, prenez une pioche, et allez aider à la démolition de la Bastille. — Vous croyez rire, répondit le roi. Eh bien ! j’irais, sur ma parole, s’il n’était ridicule qu’un roi prît la pioche, lorsque d’un seul trait de plume il peut faire le même ouvrage. Oui, je prendrais la pioche, et l’on m’applaudirait, comme j’applaudis à ceux qui peuvent accomplir cette besogne. Ils me rendent un fameux service, allez, Madame, ceux qui me démolissent la Bastille, et ils vous en rendent un bien plus grand à vous, Madame ; oui, à vous, qui ne pouvez plus faire jeter, selon les caprices de vos amis, les honnêtes gens dans un cachot. — Les honnêtes gens à la Bastille moi, j’ai fait mettre les honnêtes gens là ! C’est peut-être monsieur de Rohan qui est un honnête homme ? — Oh ! ne parlez pas plus de celui-là que je n’en parle moi-même. La chose ne nous a pas réussi de l’y mettre, puisque le parlement l’en a fait sortir. D’ailleurs, ce n’était point là la place d’un prince de l’Église, puisqu’aujourd’hui on met les faussaires à la Bastille. En vérité, je vous le demande, des faussaires et des voleurs, qu’ont-ils à faire là ? n’ai-je point à Paris des prisons qui me coûtent fort cher pour entretenir ces malheureux-là ? Encore passe pour les faussaires et les voleurs ; mais le pis est qu’on y mettait les honnêtes gens. — Les honnêtes