Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/286

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Heureuse ! serait-elle heureuse aux côtés du roi, cet époux vulgaire à qui tout prestige manquait pour être un héros ?

Heureuse ! près de monsieur de Charny, qui serait heureux près de quelque femme aimée, près de la sienne, peut-être ?

Et cette pensée allumait dans le cœur de la pauvre reine toutes les torches flamboyantes qui brûlèrent Didon bien plutôt que son bûcher.

Mais au milieu de cette fiévreuse torture un éclair de repos ; au milieu de cette tressaillante angoisse une jouissance. Dieu, dans sa bonté infinie, n’aurait-il créé le mal que pour faire apprécier le bien ?

Andrée a fait à la reine ses confidences, a dévoilé la honte de sa vie à sa rivale ; Andrée a, les yeux en pleurs, la face contre terre, avoué à Marie-Antoinette qu’elle n’était plus digne de l’amour et du respect d’un honnête homme : donc Charny n’aimera jamais Andrée.

Mais Charny ignore, Charny ignorera toujours cette catastrophe de Trianon, et les suites qu’elle a eues : donc pour Charny, c’est comme si la catastrophe n’existait pas.

Et tout en faisant ces diverses réflexions, la reine examinait au milieu de sa conscience sa beauté défaillante, sa gaieté perdue, sa fraîche jeunesse envolée.

Puis elle revenait à Andrée, à ces aventures étranges, presque incroyables, qu’elle venait de lui raconter.

Elle admirait la combinaison magique de cette aveugle fortune qui prenait au fond de Trianon, dans l’ombre de la cabane et dans la fange des fermes, un petit garçon jardinier, pour l’associer à la destinée d’une noble demoiselle, associée elle-même à la destinée de la reine.

— Ainsi, se disait-elle, l’atome perdu dans les régions basses serait venu, par un caprice des attractions supérieures, se fondre, parcelle de diamant, avec la lumière divine de l’étoile ?

Ce garçon jardinier, ce Gilbert, n’était-ce pas un symbole vivant de ce qui se passe à cette heure, un homme du peuple sorti de la bassesse de sa naissance pour s’occuper de la politique d’un grand royaume, étrange comédien qui se trouvait personnifier en lui, par un privilège du mauvais génie qui planait sur la France, et l’insulte faite à la noblesse, et l’attaque faite à la royauté par la plèbe ?

Ce Gilbert devenu savant, ce Gilbert vêtu de l’habit noir du tiers, le conseiller de monsieur de Necker, le confident du roi de France, le voilà qui se trouverait, grâce au jeu de la révolution, parallèlement avec cette femme dont il avait la nuit, comme un larron, volé l’honneur !

La reine redevenue femme, et frissonnant malgré elle au souvenir de la lugubre histoire racontée par Andrée, la reine se faisait comme un devoir de regarder en face ce Gilbert, et d’apprendre par elle-même à lire