Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/312

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légué un sombre héritage par les rois vos aïeux, fit tristement Marie-Antoinette. — Oui, dit Louis XVI, un héritage que j’ai la douleur de vous faire partager, Madame. — Veuillez permettre, sire, repartit Gilbert, qui s’apitoyait au fond du cœur sur la profonde infortune de ces souverains déchus ; je ne crois pas qu’il y ait lieu, pour Votre Majesté, de voir l’avenir si effrayant qu’elle le dit. Une monarchie despotique a cessé, un empire constitutionnel commence. — Eh ! Monsieur, dit le roi, suis-je donc l’homme qu’il faut pour fonder un pareil empire en France ? — Mais pourquoi non, sire ? fit la reine, un peu reconfortée par les paroles de Gilbert. — Madame, reprit le roi, je suis un homme de bon sens et un homme savant. Je vois clair au lieu de chercher à voir trouble, et je sais précisément tout ce que je n’ai pas besoin de savoir pour administrer ce pays. Du jour où l’on me précipite du haut, de l’inviolabilité des princes absolus, du jour où on laisse à découvert en moi l’homme simple, je perds toute la force factice qui, seule, était nécessaire au gouvernement de la France, puisqu’à bien dire Louis XIII, Louis XIV et Louis XV se sont parfaitement soutenus grâce à cette force factice. Que faut-il aux Français aujourd’hui ? un maître. Je ne me sens capable que d’être un père. Que faut-il aux révolutionnaires ? Un glaive. Je ne me sens pas la force de frapper. — Vous ne vous sentez pas la force de frapper ! s’écria la reine, de frapper des gens qui enlèvent les biens de vos enfants, et qui veulent briser sur votre front, et les uns après les autres, tous les fleurons de la couronne de France ? — Que répondrai-je ? dit Louis XVI avec calme ; répondrai-je non ? Je soulèverai encore chez vous des orages qui me gênent dans ma vie. Vous savez haïr, vous. Oh ! tant mieux pour vous. Vous savez même être injuste, je ne vous le reproche pas, c’est une immense qualité chez les dominateurs. — Me trouveriez-vous injuste envers la révolution, par hasard, dites ? — Ma foi ! oui. — Vous dites, oui, sire ; vous dites oui ! — Si vous étiez simple citoyenne, ma chère Antoinette, vous ne parleriez pas comme vous faites. — Je ne le suis pas. — Voilà bien pourquoi je vous excuse, mais cela ne veut pas dire que je vous approuve. Non, Madame, non, résignez-vous, nous sommes venus au trône de France dans un moment de tourmente ; il nous faudrait la force de pousser en avant ce char armé de faux qu’on appelle la révolution, et la force nous manque. — Tant pis ! s’écria Marie-Antoinette, car c’est sur nos enfants qu’il passera. — Hélas ! je le sais, mais enfin nous ne le pousserons pas. — Nous le ferons reculer, sire. — Oh ! fit Gilbert avec un accent profond, prenez garde, Madame, en reculant il vous écrasera. — Monsieur, dit la reine avec impatience, je remarque que vous poussez loin la franchise de vos conseils. — Je me tairai, Madame. — Eh ! mon Dieu ! laissez-le dire, fit le roi, ce qu’il vous an-