Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/463

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Mais Pitou n’était plus le même ; son casque et son sabre le changeaient moins au physique que la fréquentation des grands philosophes de l’époque ne l’avait changé au moral.

Au lieu de fuir épouvanté devant sa tante, il s’approcha d’elle avec un gracieux sourire, étendit les bras, et, quoiqu’elle essayât de fuir devant l’étreinte, l’embrassa de ses deux antennes qu’on appelait ses bras, serrant la vieille fille contre sa poitrine, tandis que ses mains, l’une chargée du pain et de l’eustache, l’autre du plat et du coq au riz, se croisaient derrière son dos.

Puis, quand il eut accompli cet acte de népotisme, qu’il considérait comme une tâche imposée à sa condition, et qu’il lui fallait remplir, il respira de toute la plénitude de ses poumons en disant :

— Eh bien ! oui, tante Angélique, c’est ce pauvre Pitou. À cette étreinte peu accoutumée, la vieille fille s’était figuré que, surpris en flagrant délit par elle, Pitou avait voulu l’étouffer, comme jadis Hercule avait étouffé Antée.

Elle respira donc de son côté quand elle se vit débarrassée de cette dangereuse étreinte.

Seulement la tante avait pu remarquer que Pitou n’avait pas même manifesté son admiration à la vue du coq.

Pitou était non-seulement un ingrat, mais encore il était un malappris. Mais une chose suffoqua bien autrement la tante Angélique, c’est que Pitou, qui autrefois, quand elle trônait dans son fauteuil de cuir, n’osait pas même s’asseoir sur une des chaises tronquées ou sur un des escabeaux boiteux qui l’entouraient, c’est que Pitou s’était, après l’avoir embrassée, aisément établi sur le fauteuil, avait posé son plat entre ses jambes et avait commencé de l’entamer.

De sa droite puissante, comme dit l’Écriture, il tenait le couteau déjà mentionné, eustache à large lame, véritable spatule à l’aide de laquelle Polyphème eût mangé son potage.

De l’autre main, il tenait une bouchée de pain large comme trois doigts, longue de six pouces, véritable balai avec lequel il poussait sur le riz du plat, tandis que de son côté le couteau, dans sa reconnaissance, poussait la viande sur le pain.

Savante et impitoyable manœuvre qui eut pour résultat, au bout de quelques minutes, de faire apparaître la faïence bleue et blanche de l’intérieur du plat, comme apparaissent au reflux les anneaux et les pierres des môles dont l’eau s’est retirée.

Dire l’effroyable perplexité de la tante Angélique, dire son désespoir, il faut y renoncer.

Cependant, elle crut un instant pouvoir crier.