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défiance l’invitation de Henri. Il n’avait aucune connaissance de ce coup d’œil que le Gascon lui avait fait envoyer par le roi, et qui avait surpris son doigt indiscret trop près de ses lèvres.

— Mon frère, dit Henri, après s’être assuré qu’à l’exception de Chicot personne n’était resté dans le cabinet, et en marchant à grands pas de la porte à la fenêtre, savez-vous que je suis un prince bien heureux ?

— Sire, dit le duc, le bonheur de Votre Majesté, si véritablement Votre Majesté se trouve heureuse, n’est qu’une récompense que le ciel doit à ses mérites.

Henri regarda son frère.

— Oui, bien heureux, reprit-il, car lorsque les grandes idées ne me viennent pas, à moi, elles viennent à ceux qui m’entourent. Or c’est une grande idée que celle que vient d’avoir mon cousin de Guise.

Le duc s’inclina en signe d’assentiment.

Chicot ouvrit un œil, comme s’il n’entendait pas si bien les deux yeux fermés, et comme s’il avait besoin de voir le visage du roi pour mieux comprendre ses paroles.

— En effet, continua Henri, réunir sous une même bannière tous les catholiques, faire du royaume l’Église, armer ainsi, sans en avoir l’air, toute la France, depuis Calais jusqu’au Languedoc, depuis la Bretagne jusqu’à la Bourgogne, de manière que j’aie toujours une armée prête à marcher contre l’Anglais, le Flamand ou l’Espagnol, sans que jamais le Flamand, l’Espagnol ni l’Anglais puissent s’en alarmer, savez-vous, François, que c’est là une magnifique pensée ?

— N’est-ce pas, sire ? dit le duc d’Anjou, enchanté de voir que son frère abondait dans les vues du duc de Guise, son allié.

— Oui, et j’avoue que je me sens porté de tout mon cœur à récompenser largement l’auteur d’un si beau projet.

Chicot ouvrit les deux yeux ; mais il les referma aussitôt : il venait de surprendre sur la figure du roi un de ces imperceptibles sourires, visibles pour lui seul qui connaissait son Henri mieux que personne, et ce sourire lui suffisait.

— Oui, continua le roi, je le répète, un tel projet mérite récompense, et je ferai tout pour celui qui l’a conçu ; est-ce véritablement le duc de Guise, François, qui est le père de cette belle idée, ou plutôt de cette belle œuvre ? car l’œuvre est commencée, n’est-ce pas, mon frère ?

Le duc d’Anjou fit signe qu’effectivement la chose avait reçu un commencement d’exécution.

— De mieux en mieux, reprit le roi. J’avais dit que j’étais un prince bien heureux ; j’aurais dû dire trop heureux, François, puisque, non seulement ces idées viennent à mes proches, mais encore que, dans leur empressement à être utiles à leur roi et à leur parent, ils exécutent ces idées ; mais je vous ai déjà demandé, mon cher François, dit Henri en posant sa main sur l’épaule de son frère, je vous ai déjà demandé si c’était bien à mon cousin de Guise que je devais être reconnaissant de cette royale pensée.

— Non, sire, M. le cardinal de Lorraine l’avait déjà eue il y a plus de vingt ans, et la Saint-Barthélemy seule en a empêché l’exécution, ou plutôt momentanément en a rendu l’exécution inutile.

— Ah ! quel malheur que le cardinal de Lorraine soit mort ! dit Henri, je l’aurais fait papéfier à la mort de S. S. Grégoire XIII ; mais il n’en est pas moins vrai, continua Henri avec cette admirable bonhomie qui faisait de lui le premier comédien de son royaume, il n’en est pas moins vrai que son neveu a hérité de l’idée et l’a fait fructifier. Malheureusement je ne peux pas le faire pape, lui ; mais je le ferai… Qu’est-ce que je pourrais donc le faire qu’il ne fût pas, François ?

— Sire, dit François complètement trompé aux paroles de son frère, vous vous exagérez les mérites de votre cousin ; l’idée n’est qu’un héritage, comme je vous l’ai déjà dit, et un homme l’a fort aidé à cultiver cet héritage.

— Son frère le cardinal, n’est-ce pas ?

— Sans doute, il s’en est occupé ; mais ce n’est point lui encore.

— C’est donc Mayenne ?

— Oh ! sire, dit le duc, vous lui faites trop d’honneur.

— C’est vrai. Comment supposer qu’une idée politique vînt à un pareil boucher ? Mais à qui donc dois-je être reconnaissant de cette aide donnée à mon cousin de Guise, François ?

— À moi, sire, dit le duc.

— À vous ! fit Henri, comme s’il était au comble de l’étonnement.

Chicot rouvrit un œil.

Le duc s’inclina.

— Comment ! dit Henri, quand je voyais tout le monde déchaîné contre moi, les prédicateurs contre mes vices, les poètes et les faiseurs de pasquils contre mes ridicules, les docteurs en politique contre mes fautes ; tandis que mes amis riaient de mon impuissance ; tandis que la situation était devenue si perplexe, que je maigrissais à vue d’œil et faisais des cheveux blancs chaque jour, une idée pareille vous est venue, François ? à vous que, je dois l’avouer (tenez, l’homme est faible et les rois sont aveugles), à vous que je ne regardais pas toujours comme mon ami ! Ah ! François, que je suis coupable !

Et Henri, attendri jusqu’aux larmes, tendit la main à son frère.

Chicot rouvrit les deux yeux.

— Oh ! mais, continua Henri, c’est que l’idée est triomphante. Ne pouvant lever d’impôts ni lever de troupes sans faire crier ; ne pouvant me promener, dormir ni aimer sans faire rire, voilà que l’idée de M. de Guise, ou plutôt la vôtre, mon frère, me donne à la fois armée, argent, amis et repos. Maintenant, pour que ce repos dure, François, une seule chose est nécessaire.

— Laquelle ?

— Mon cousin a parlé tout à l’heure de donner un chef à tout ce grand mouvement.

— Oui, sans doute.

— Ce chef, vous le comprenez bien, François, ce ne peut être aucun de mes favoris ; aucun n’a à la fois la tête et le cœur nécessaires à une si grande fortune. Quélus est brave, mais le malheureux n’est occupé que de ses amours. Maugiron est brave, mais le vaniteux ne songe qu’à sa toilette. Schomberg est brave, mais ce n’est pas un profond esprit, ses meilleurs amis sont forcés de l’avouer. D’Épernon est brave, mais c’est un franc hypocrite, à qui je ne me fierais pas un seul instant, quoique je lui fasse bon visage. Mais vous le savez, François, dit Henri avec un abandon croissant, c’est une des plus lourdes charges des rois que d’être forcés sans cesse de dissimuler. Aussi, tenez, ajouta Henri, quand je puis parler à cœur ouvert comme en ce moment, ah ! je respire.

Chicot referma les deux yeux.

— Eh bien, je disais donc, continua Henri, que, si mon cousin de Guise a eu cette idée, idée au développement de laquelle vous avez pris si bonne part, François, c’est à lui que doit revenir la charge de la mettre à exécution.

— Que dites-vous, sire ? s’écria François haletant d’inquiétude.

— Je dis que, pour diriger un pareil mouvement, il faut un grand prince.

— Sire, prenez garde !

— Un bon capitaine, un adroit négociateur.

— Un adroit négociateur surtout, répéta le duc.

— Eh bien, François, est-ce que ce poste, sous tous les rapports, ne convient pas à M. de Guise ? voyons.

— Mon frère, dit François, M. de Guise est bien puissant déjà.

— Oui, sans doute, mais c’est sa puissance qui fait ma force.

— Le duc de Guise tient l’armée et la bourgeoisie ; le cardinal de Lorraine tient l’Église ; Mayenne est un instrument aux mains des deux frères ; vous allez réunir bien des forces dans une seule maison.

— C’est vrai, dit Henri, j’y avais déjà songé, François.

— Si les Guise étaient princes français, encore, cela se