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connaître des coïncidences avec le silence de Nicolas David, l’attention la plus soutenue.

Au reste, la rue Béthisy était encombrée de monde ; plusieurs gentilshommes ligueurs avaient attaché leurs chevaux à une espèce de rond-point assez commun dans la plupart des rues de cette époque. Chicot s’arrêta à l’extrémité du groupe qui fermait ce rond-point et tendit l’oreille.

Gorenflot, tourbillonnant, éclatant, culbutant incessamment, renversé de sa chaire vivante, et remis tant bien que mal en selle sur Panurge ; Gorenflot ne parlant plus que par saccades, mais malheureusement parlant encore, était le jouet de l’insistance du duc et de l’adresse de M. de Monsoreau, qui tiraient de lui des bribes de raison et des fragments d’aveux.

Une pareille confession effraya le Gascon aux écoutes bien autrement que la présence du roi de Navarre à Paris. Il voyait venir le moment où Gorenflot laisserait échapper son nom, et ce nom pouvait éclaircir tout le mystère d’une lueur funeste. Chicot ne perdit pas de temps, il coupa ou dénoua les brides des chevaux qui se caressaient aux volets des boutiques du rond-point, et, donnant à deux ou trois d’entre eux de violents coups d’étrivières, il les lança au milieu de la foule, qui, devant leur galop et leur hennissement, s’ouvrit, rompue et dispersée.

Gorenflot eut peur pour Panurge, les gentilshommes eurent peur pour eux-mêmes ; l’assemblée s’ouvrit, chacun se dispersa. Le cri : au feu ! retentit, répété par une douzaine de voix. Chicot passa comme une flèche au milieu des groupes, et, s’approchant de Gorenflot, tout en lui montrant une paire d’yeux flamboyants qui commencèrent à le dégriser, saisit Panurge par la bride, et, au lieu de suivre la foule, lui tourna le dos, de sorte que ce double mouvement, fait en sens contraire, laissa bientôt un notable espace entre Gorenflot et le duc de Guise, espace que remplit à l’instant même le noyau toujours grossissant des curieux accourus trop tard.

Alors Chicot entraîna le moine chancelant au fond du cul-de-sac formé par l’abside de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, et, l’adossant au mur, lui et Panurge, comme un statuaire eût fait d’un bas-relief qu’il eût voulu incruster dans la pierre :

— Ah ! ivrogne ! lui dit-il ; ah ! païen ! ah ! traître ! ah ! renégat ! tu préféreras donc toujours un pot de vin à ton ami ?

— Ah ! monsieur Chicot ! balbutia le moine.

— Comment ! je te nourris, infâme ! continua Chicot, je t’abreuve, je t’emplis les poches et l’estomac, et tu trahis ton seigneur !

— Ah ! Chicot ! dit le moine attendri.

— Tu racontes mes secrets, misérable !

— Cher ami !

— Tais-toi ! tu n’es qu’un sycophante, et tu mérites un châtiment.

Le moine trapu, vigoureux, énorme, puissant comme un taureau, mais dompté par le repentir et surtout par le vin, vacillait sans se défendre, aux mains de Chicot, qui le secouait comme un ballon gonflé d’air.

Panurge seul protestait contre la violence faite à son ami par des coups de pieds qui n’atteignaient personne, et que Chicot lui rendait en coups de bâton.

— Un châtiment à moi ! murmurait le moine ; un châtiment à votre ami, cher monsieur Chicot !

— Oui, oui, un châtiment, dit Chicot, et tu vas le recevoir.

Et le bâton du Gascon passa pour un instant de la croupe de l’âne aux épaules larges et charnues du moine.

— Oh ! si j’étais à jeun ! fit Gorenflot avec un mouvement de colère.

— Tu me battrais, n’est-ce pas, ingrat ? moi, ton ami ?

— Vous, mon ami, monsieur Chicot ! et vous m’assommez.

— Qui aime bien châtie bien.

— Arrachez-moi donc la vie tout de suite ! s’écria Gorenflot.

— Je le devrais.

— Oh ! si j’étais à jeun ! répéta le moine avec un profond gémissement.

— Tu l’as déjà dit.

Et Chicot redoubla de preuves d’amitié envers le pauvre génovéfain, qui se mit à beugler de toutes ses forces.

— Allons, après le bœuf voici le veau, dit le Gascon. Çà, maintenant, qu’on se cramponne à Panurge et qu’on aille se coucher gentiment à la Corne d’Abondance.

— Je ne vois plus mon chemin, dit le moine, des yeux duquel coulaient de grosses larmes.

— Ah ! dit Chicot, si tu pleurais le vin que tu as bu, cela au moins te dégriserait peut-être. Mais non, il va falloir encore que je te serve de guide.

Et Chicot se mit à tirer l’âne par la bride, tandis que le moine, se cramponnant des deux mains à la blatrière, faisait tous ses efforts pour conserver son centre de gravité.

Ils traversèrent ainsi le pont aux Meuniers, la rue Saint-Barthélemy, le Petit-Pont, et remontèrent la rue Saint-Jacques, le moine toujours pleurant, le Gascon toujours tirant.

Deux garçons, aides de maître Bonhomet, descendirent, sur l’ordre de Chicot, le moine de son âne, et le conduisirent dans le cabinet que nos lecteurs connaissent déjà.

— C’est fait, dit maître Bonhomet en revenant.

— Il est couché ? demanda Chicot.

— Il ronfle.

— À merveille ! mais, comme il se réveillera un jour ou l’autre, rappelez-vous que je ne veux point qu’il sache comment il est revenu ici, pas un mot d’explication, il ne serait même pas mal qu’il crût n’en être pas sorti depuis la fameuse nuit où il a fait un si grand esclandre dans son couvent, et qu’il prît pour un rêve ce qui lui est arrivé dans l’intervalle.

— Il suffit, seigneur Chicot, répondit l’hôtelier ; mais que lui est-il donc arrivé à ce pauvre moine ?

— Un grand malheur ; il paraît qu’à Lyon il s’est pris de querelle avec un envoyé de M. de Mayenne, et qu’il l’a tué.

— Oh ! mon Dieu !… s’écria l’hôte, de sorte que…

— De sorte que M. de Mayenne a juré, à ce qu’il paraît, qu’il le ferait rouer vif ou qu’il y perdrait son nom, répondit Chicot.

— Soyez tranquille, dit Bonhomet, sous aucun prétexte il ne sortira d’ici.

— À la bonne heure ; et maintenant, continua le Gascon rassuré sur Gorenflot, il faut absolument que je retrouve mon duc d’Anjou, cherchons.

Et il prit sa course vers l’hôtel de Sa Majesté François III.


CHAPITRE XLII.

LE PRINCE ET L’AMI.


Comme on l’a vu, Chicot avait vainement cherché le duc d’Anjou par les rues de Paris pendant la soirée de la Ligue.

Le duc de Guise, on se le rappelle, avait invité le prince à sortir : cette invitation avait inquiété l’ombrageuse altesse. François avait réfléchi, et, après réflexion, François dépassait le serpent en prudence.

Cependant, comme son intérêt à lui-même exigeait qu’il vît de ses propres yeux ce qui devait se passer ce soir-là, il se décida à accepter l’invitation, mais il prit en même temps la résolution de ne mettre le pied hors de son palais que bien et dûment accompagné.

De même que tout homme qui craint appelle une arme favorite à son secours, le duc alla chercher son épée, qui était Bussy d’Amboise.

Pour que le duc se décidât à cette démarche, il fallait que la peur le talonnât bien fort. Depuis sa déception à l’endroit de M. de Monsoreau, Bussy boudait, et François s’avouait à lui-même qu’à la place de Bussy, et en supposant qu’en prenant sa place il eût en même temps pris son courage, il au-