Page:Dumas - La Dame de Monsoreau, 1846.djvu/55

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n’en souffre nulle atteinte, je vous prie de le croire, très cher frère ; les devoirs de votre charge vous enchaînent près de notre grand roi Henri III, que Dieu conserve. Les devoirs de mon état m’imposent la quête et, après la quête, les prières ; il n’est donc pas étonnant que nous nous trouvions séparés.

— Oui ; mais, corbœuf ! dit Chicot, c’est, ce me semble, une nouvelle raison d’être joyeux quand nous nous retrouvons !

— Aussi je suis infiniment joyeux, dit Gorenflot avec la plus piteuse mine de la terre ; mais il n’en faut pas moins que je vous quitte.

Et le moine fit un mouvement pour se lever.

— Achevez au moins vos herbes, dit Chicot en lui posant la main sur l’épaule et le faisant se rasseoir.

Gorenflot regarda les épinards et poussa un soupir ; puis, ses yeux se portèrent sur l’eau rougie et il détourna la tête.

Chicot vit que le moment était venu de commencer l’attaque.

— Vous rappelez-vous ce petit dîner dont je vous parlais tout à l’heure ; hein ? dit-il, à la porte Montmartre, vous savez, où, tandis que notre grand roi Henri III se fouettait et fouettait les autres, nous mangeâmes une sarcelle des marais de la Grange-Batelière avec un coulis d’écrevisses, et nous bûmes de ce joli vin de Bourgogne ; comment appelez-vous donc ce vin-là ? N’est-ce pas un vin que vous avez découvert ?

— C’est un vin de mon pays, dit Gorenflot, de la Romanée.

— Oui, oui, je me rappelle, c’est le lait que vous avez tété en venant au monde, digne fils de Noé !

Gorenflot passa avec un mélancolique sourire sa langue sur ses lèvres.

— Que dites-vous de ce vin ? dit Chicot.

— Il était bon, dit le moine, mais il y en a cependant de meilleur.

— C’est ce que soutenait l’autre soir Claude Bonhomet notre hôte, lequel prétend qu’il en a dans sa cave cinquante bouteilles près duquel celui de son confrère de la porte Montmartre n’est que de la piquette.

— C’est la vérité, dit Gorenflot.

— Comment ! c’est la vérité ? s’écria Chicot, et vous buvez de cette abominable eau rougie, quand vous n’avez que le bras à tendre pour boire de pareil vin ! Pouah !

Et Chicot, prenant le hanap, en jeta le contenu par la chambre.

— Il y a temps pour tout, mon frère, dit Gorenflot. Le vin est bon lorsqu’on n’a plus à faire, après l’avoir bu, qu’à glorifier le Dieu qui l’a fait ; mais, lorsque l’on a un discours à prononcer, l’eau est préférable, non pas au goût, mais à l’usage : facunda est aqua.

— Bah ! fit Chicot. Magis facundum est vinum, et la preuve, c’est que moi, qui ai aussi un discours à prononcer et qui ai foi dans ma recette, je vais demander une bouteille de ce vin de la Romanée, et, ma foi, que me conseillez-vous de prendre avec, Gorenflot ?

— Ne prenez pas de ces herbes, dit le moine, elles sont on ne peut plus mauvaises.

— Bzzzou, fit Chicot en prenant l’assiette de Gorenflot et en la portant à son nez, bzzzou !

Et, cette fois, ouvrant une petite fenêtre, il jeta dans la rue herbes et assiette.

Puis, se retournant :

— Maître Claude ! cria-t-il.

L’hôte, qui probablement se tenait aux écoutes, parut sur le seuil.

— Maître Claude, dit Chicot, apportez-moi deux bouteilles de ce vin de la Romanée que vous prétendez avoir meilleur que personne.

— Deux bouteilles ! dit Gorenflot. — Pourquoi faire, puisque je n’en bois pas ?

— Si vous en buviez, j’en ferais venir quatre bouteilles, j’en ferais venir six bouteilles, je ferais venir tout ce qu’il y a dans la maison, dit Chicot. — Mais, quand je bois seul, je bois mal, et deux bouteilles me suffiront.

— En effet, dit Gorenflot, deux bouteilles, c’est raisonnable, et, si vous ne mangez avec cela que des substances maigres, votre confesseur n’aura rien à vous dire.

— Certainement, dit Chicot, du gras un mercredi de carême, fi donc !

Et, se dirigeant vers le garde-manger, tandis que maître Bonhomet s’en allait chercher à la cave les deux bouteilles demandées, il en tira une fine poularde du Mans.

— Que faites-vous là ? mon frère, dit Gorenflot, qui suivait avec un intérêt involontaire les mouvements du Gascon, que faites-vous là ?

— Vous voyez, je m’empare de cette carpe, de peur qu’un autre ne mette la main dessus. Les mercredis de carême, il y a concurrence sur ces sortes de comestibles.

— Une carpe ! dit Gorenflot étonné.

— Sans doute, une carpe, dit Chicot en lui mettant sous les yeux l’appétissante volaille.

— Et depuis quand une carpe a-t-elle un bec ? demanda le moine.

— Un bec ! dit le Gascon, où voyez-vous un bec ? je ne vois qu’un museau.

— Des ailes ? continua le génovéfain.

— Des nageoires.

— Des plumes ?

— Des écailles, mon cher Gorenflot, vous êtes ivre.

— Ivre ! s’écria Gorenflot, ivre ! Oh ! par exemple ! moi qui n’ai mangé que des épinards et qui n’ai bu que de l’eau !

— Eh bien, ce sont vos épinards qui vous chargent l’estomac, et votre eau qui vous monte à la tête.

— Parbleu ! dit Gorenflot, voici notre hôte, il décidera.

— Quoi ?

— Si c’est une carpe ou une poularde.

— Soit. Mais d’abord qu’il débouche le vin. Je tiens à savoir si c’est le même. Débouchez, maître Claude.

Maître Claude déboucha une bouteille et en versa un demi-verre à Chicot.

Chicot avala le demi-verre et fit claper sa langue.

— Ah ! dit-il, je suis un triste dégustateur, et ma langue n’a pas la moindre mémoire ; il m’est impossible de dire s’il est plus mauvais, s’il est meilleur que celui de la porte Montmartre. Je ne suis pas même sûr que ce soit le même.

Les yeux de Gorenflot étincelaient en regardant au fond du verre de Chicot les quelques gouttes de rubis liquide qui y étaient restées.

— Tenez, mon frère, dit Chicot en versant plein un dé de vin dans le verre du moine, vous êtes en ce monde pour votre prochain, dirigez-moi.

Gorenflot prit le verre, le porta à ses lèvres, et dégusta lentement le peu de liqueur qu’il contenait.

— C’est du même crû à coup sûr, dit-il ; mais….

— Mais ? reprit Chicot.

— Mais il y en avait trop peu, reprit le moine, pour que je puisse dire s’il était plus mauvais ou meilleur.

— Je tiens cependant à le savoir, dit Chicot, Peste ! je ne veux pas être trompé, et, si vous n’aviez pas un discours à prononcer, mon frère, je vous prierais de déguster ce vin une seconde fois.

— Ce sera pour vous faire plaisir, dit le moine.

— Pardieu ! fit Chicot.

Et il remplit à moitié le verre du génovéfain.

Gorenflot porta le verre à ses lèvres avec non moins de respect que la première fois, et le dégusta avec non moins de conscience.

— Meilleur, dit-il, meilleur, j’en réponds.

— Bah ! vous vous entendez avec notre hôte !

— Un bon buveur, dit Gorenflot, doit au premier coup reconnaître le crû, au second la qualité, au troisième l’année.

— Oh ! l’année, dit Chicot, que je voudrais donc savoir l’année de ce vin !

— C’est bien facile, reprit Gorenflot en tendant son verre, versez-m’en deux gouttes seulement et je vais vous la dire.