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avons déjà racontés et ceux qui vont suivre était si froide, si noire et si chargée de nuages sombres et bas, que nul n’eût aperçu, derrière les créneaux de la forteresse royale, cette bienheureuse sentinelle qui, de son côté, eût été fort empêchée de distinguer sur la place les gens qui passaient.

En avant de la porte Saint-Antoine, du côté de l’intérieur de la ville, aucune maison ne s’élevait, mais seulement de grandes murailles. Ces murailles étaient, à droite, celles de l’église Saint-Paul ; à gauche, celles de l’hôtel des Tournelles. C’est à l’extrémité de cet hôtel, du côté de la rue Sainte-Catherine, que la muraille faisait cet angle rentrant dont avait parlé Saint-Luc à Bussy.

Puis venait le pâté de maisons situées entre la rue de Jouy et la grande rue Saint-Antoine, laquelle avait, à cette époque, en face d’elle, la rue des Billettes et l’église Sainte-Catherine.

D’ailleurs, nulle lanterne n’éclairait toute la portion du vieux Paris que nous venons de décrire. Dans les nuits où la lune se chargeait d’illuminer la terre, on voyait se dresser, sombre, majestueuse et immobile, la gigantesque Bastille, qui se détachait en vigueur sur l’azur étoilé du ciel. Dans les nuits sombres, au contraire, on ne voyait là où elle était qu’un redoublement de ténèbres que trouait de place en place la pâle lumière de quelques fenêtres.

Pendant cette nuit qui avait commencé par une gelée assez vive, et qui devait finir par une neige assez abondante, aucun passant ne faisait crier sous ses pas la terre gercée de cette espèce de chaussée aboutissant de la rue au faubourg, et que nous avons dit avoir été pratiquée par le prudent détour des promeneurs attardés. Mais, en revanche, un œil exercé eût pu distinguer dans cet angle du mur des Tournelles plusieurs ombres noires qui se remuaient assez pour prouver qu’elles appartenaient à de pauvres diables de corps humains fort embarrassés de conserver la chaleur naturelle que leur enlevait, de minute en minute, l’immobilité à laquelle ils semblaient s’être volontairement condamnés dans l’attente de quelque événement.

Cette sentinelle de la tour, qui ne pouvait, à cause de l’obscurité, voir sur la place, n’eût pas davantage pu entendre, tant elle était faite à voix basse, la conversation de ces ombres noires. Pourtant cette conversation ne manquait pas d’un certain intérêt.

— Cet enragé Bussy avait bien raison, disait une de ces ombres ; c’est une véritable nuit comme nous en avions à Varsovie, quand le roi Henri était roi de Pologne ; et, si cela continue, comme on nous l’a prédit, notre peau se fendra.

— Allons donc, Maugiron, tu te plains comme une femme, répondit une autre ombre. Il ne fait pas chaud, c’est vrai ; mais tire ton manteau sur tes yeux et mets les mains dans tes poches, tu ne t’apercevras plus du froid.

— En vérité, Schomberg, dit une troisième ombre, tu en parles fort à ton aise, et l’on voit bien que tu es Allemand. Quant à moi, mes lèvres saignent, et mes moustaches sont hérissées de glaçons.

— Moi, ce sont les mains, dit une quatrième voix. Sur ma parole, je parierais que je n’en ai plus.

— Que n’as-tu pris le manchon de ta maman, pauvre Quélus ? répondit Schomberg. Elle te l’eût prêté, cette chère femme, surtout si tu lui avais conté que c’était pour la débarrasser de son cher Bussy, qu’elle aime à peu près comme la peste.

— Eh ! mon Dieu ! ayez donc de la patience, dit une cinquième voix. Tout à l’heure vous vous plaindrez, j’en suis sûr, que vous avez trop chaud.

— Dieu t’entende, d’Épernon, fit Maugiron en battant la semelle.

— Ce n’est pas moi qui ai parlé, dit d’Épernon, c’est d’O. Moi, je me tais, de peur que mes paroles ne gèlent.

— Que dis-tu ? demanda Quélus à Maugiron.

— D’O disait, reprit Maugiron, que tout à l’heure nous aurions trop chaud, et je lui répondais : Que Dieu t’entende !

— Eh bien, je crois qu’il l’a entendu ; car je vois là-bas quelque chose qui vient par la rue Saint-Paul.

— Erreur. Ce ne peut pas être lui.

— Et pourquoi cela ?

— Parce qu’il a indiqué un autre itinéraire.

— Comme ce serait chose étonnante, n’est-ce pas, qu’il se fût douté de quelque chose et qu’il en eût changé !

— Vous ne connaissez point Bussy ; où il a dit qu’il passerait, il passera, quand même il saurait que le diable est embusqué sur la route pour lui barrer le passage.

— En attendant, répondit Quélus, voilà deux hommes qui viennent.

— Ma foi, oui, répétèrent deux ou trois voix, reconnaissant la vérité de la proposition.

— En ce cas, chargeons, dit Schomberg.

— Un moment, dit d’Épernon ; n’allons pas tuer de bons bourgeois, ou d’honnêtes sages-femmes. Tiens ! ils s’arrêtent.

En effet, à l’extrémité de la rue Saint-Paul qui donne sur la rue Saint-Antoine, les deux personnes qui attiraient l’attention de nos cinq compagnons s’étaient arrêtées comme indécises.

— Oh ! oh ! dit Quélus, est-ce qu’ils nous auraient vus ?

— Allons donc ! à peine si nous nous voyons nous-mêmes.

— Tu as raison, reprit Quélus. Tiens ! les voilà qui tournent à gauche… ils s’arrêtent devant une maison… Ils cherchent.

— Ma foi, oui.

— On dirait qu’ils veulent entrer, dit Schomberg. Eh ! un instant… Est-ce qu’il nous échapperait ?

— Mais ce n’est pas lui, puisqu’il doit aller au faubourg Saint-Antoine, et que ceux-là, après avoir débouché par Saint-Paul, ont descendu la rue, répondit Maugiron.

— Eh ! dit Schomberg, qui vous répondra que le fin matois ne vous a pas donné une fausse indication, soit par hasard et négligemment, soit par malice et avec réflexion ?

— Au fait, cela se pourrait, dit Quélus.

Cette supposition fit bondir comme une meute affamée toute la troupe des gentilshommes. Ils quittèrent leur retraite et s’élancèrent, l’épée haute, vers les deux hommes arrêtés devant la porte.

Justement l’un de ces deux hommes venait d’introduire une clef dans la serrure, la porte avait cédé et commençait à s’ouvrir, lorsque le bruit des assaillants fit lever la tête aux deux mystérieux promeneurs.

— Qu’est ceci ? demanda en se retournant le plus petit des deux à son compagnon. Serait-ce par hasard à nous qu’on en voudrait, d’Aurilly ?

— Ah ! monseigneur, répliqua celui qui venait d’ouvrir la porte, cela m’en a bien l’air. Vous nommerez-vous ou garderez-vous l’incognito ?

— Des hommes armés ! un guet-apens !

— Quelque jaloux qui nous guette. Vrai Dieu ! je l’avais bien dit, monseigneur, que la dame était trop belle pour n’être point courtisée.

— Entrons vite, d’Aurilly. On soutient mieux un siège en deçà qu’au delà des portes.

— Oui, monseigneur, quand il n’y a pas d’ennemis dans la place. Mais qui vous dit ?…

Il n’eut pas le temps d’achever. Les jeunes gentilshommes avaient franchi cet espace d’une centaine de pas environ avec la rapidité de l’éclair. Quélus et Maugiron, qui avaient suivi la muraille, se jetèrent entre la porte et ceux qui voulaient entrer, afin de leur couper la retraite, tandis que Schomberg, d’O et d’Épernon s’apprêtaient à les attaquer de face.

— À mort ! à mort ! cria Quélus, toujours le plus ardent des cinq.

Tout à coup celui que l’on avait appelé monseigneur, et à qui son compagnon avait demandé s’il garderait l’incognito, se retourna vers Quélus, fit un pas, et se croisant les bras avec arrogance :

— Je crois que vous avez dit : À mort ! en parlant à un fils de France, monsieur de Quélus, dit-il d’une voix sombre et avec un sinistre regard.