Page:Dumas - La Dame de Monsoreau, 1846.djvu/87

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renflot n’eût point dormi du plus profond sommeil, il eût pu voir Chicot se lever, s’approcher de la fenêtre et se mettre en observation derrière le rideau.

Bientôt, quoique protégé par la tenture, Chicot fit un pas rapide en arrière, et, si Gorenflot, au lieu de continuer de dormir, eût été éveillé, il eût entendu claqueter sur le pavé les fers des trois mules.

Chicot alla aussitôt à Gorenflot, qu’il secoua par le bras jusqu’à ce que celui-ci ouvrît les yeux.

— Mais n’aurai-je donc plus un instant de tranquillité ? balbutia Gorenflot, qui venait de dormir dix heures de suite.

— Alerte, alerte, dit Chicot, habillons-nous et parlons.

— Mais le déjeuner ? fit le moine.

— Il est sur la route de Montereau.

— Qu’est-ce que c’est que cela, Montereau ? demanda le moine, fort ignare en géographie.

— Montereau, dit le Gascon, est la ville où l’on déjeune ; cela vous suffit-il ?

— Oui, répondit laconiquement Gorenflot.

— Alors, compère, fit le Gascon, je descends pour payer notre dépense et celle de nos bêtes ; dans cinq minutes, si vous n’êtes pas prêt, je pars sans vous.

Une toilette de moine n’est pas longue à faire ; cependant Gorenflot mit six minutes. Aussi, en arrivant à la porte, vit-il Chicot qui, exact comme un Suisse, avait déjà pris les devants.

Le moine enfourcha Panurge qui, excité par la double ration de foin et d’avoine que venait de lui faire administrer Chicot, prit le galop de lui-même, et eut bientôt conduit son cavalier côte à côte du Gascon.

Le Gascon était droit sur les étriers, et de la tête aux pieds ne faisait pas un pli.

Gorenflot se dressa sur les siens, et vit à l’horizon les trois mules et les trois cavaliers qui descendaient derrière un monticule.

Le moine poussa un soupir en songeant combien il était triste qu’une influence étrangère agît ainsi sur sa destinée.

Cette fois Chicot lui tint parole, et l’on déjeuna à Montereau.

La journée eut de grandes ressemblances avec celle de la veille ; et celle du lendemain présenta à peu près la même série d’événements. Nous passerons donc rapidement sur les détails ; et Gorenflot commençait à se faire tant bien que mal à cette existence accidentée, quand, vers le soir, il vit Chicot perdre graduellement toute sa gaieté ; depuis midi, il n’avait pas aperçu l’ombre des trois voyageurs qu’il suivait ; aussi soupa-t-il de mauvaise humeur et dormit-il mal.

Gorenflot mangea et but pour deux, essaya ses meilleures chansons. Chicot demeura dans son impassibilité.

Le jour naissait à peine qu’il était sur pied, secouant son compagnon ; le moine s’habilla, et, dès le départ, on prit un trot qui se changea bientôt en galop frénétique.

Mais on eut beau courir, pas de mules à l’horizon.

Vers midi, âne et cheval étaient sur les dents.

Chicot alla droit à un bureau de péage établi sur le pont de Villeneuve-le-Roi pour les bêtes à pied fourchu.

— Avez-vous vu, demanda-t-il, trois voyageurs montés sur des mules, qui ont dû passer ce matin ?

— Ce matin, mon gentilhomme ? répondit le péager ; non ; hier, à la bonne heure.

— Hier ?

— Oui, hier soir, à sept heures.

— Les avez-vous remarqués ?

— Dame ! comme on remarque des voyageurs.

— Je vous demande si vous vous souvenez de la condition de ces hommes.

— Il m’a paru qu’il y avait un maître et deux laquais.

— C’est bien cela, dit Chicot, et il donna un écu au péager.

Puis, se parlant à lui-même :

— Hier soir, à sept heures, murmura-t-il ; ventre de biche ! ils ont douze heures d’avance sur moi. Allons, du courage !

— Écoutez, monsieur Chicot, dit le moine, du courage, j’en ai encore pour moi ; mais je n’en ai plus pour Panurge.

En effet, le pauvre animal, surmené depuis deux jours, tremblait sur ses quatre jambes et communiquait à Gorenflot l’agitation de son pauvre corps.

— Et votre cheval lui-même, continua Gorenflot, voyez dans quel état il est.

En effet, le noble animal, si ardent qu’il fût et à cause même de son ardeur, était ruisselant d’écume, et une chaude fumée sortait par ses naseaux, tandis que le sang paraissait prêt à jaillir de ses yeux.

Chicot examina rapidement les deux bêtes, et parut se ranger à l’avis de son compagnon.

Gorenflot respirait, quant tout à coup :

— Là ! frère quêteur, dit Chicot : il s’agit ici de prendre une grande résolution.

— Mais nous ne prenons que cela depuis quelques jours, s’écria Gorenflot, dont le visage se décomposa d’avance sans même qu’il sût ce qui allait lui être proposé.

— Il s’agit de nous quitter, dit Chicot, prenant du premier coup, comme on dit, le taureau par les cornes.

— Bah ! fit Gorenflot ; toujours la même plaisanterie ! Nous quitter, et pourquoi ?

— Vous allez trop doucement, compère.

— Vertudieu ! dit Gorenflot ; mais je vais comme le vent ; mais nous avons galopé ce matin cinq heures de suite !

— Ce n’est point encore assez.

— Alors repartons ; plus nous irons vite, plus nous arriverons tôt ; car enfin je présume que nous arriverons.

— Mon cheval ne veut pas aller, et votre âne refuse le service.

— Alors, comment faire ?

— Nous allons les laisser ici, et nous les reprendrons en passant.

— Mais nous ? Comptez-vous donc continuer la route à pied ?

— Nous monterons sur des mules.

— Et en avoir ?

— Nous en achèterons.

— Allons, dit Gorenflot en soupirant, encore ce sacrifice.

— Ainsi ?

— Ainsi, va pour la mule.

— Bravo ! compère, vous commencez à vous former ; recommandez Bayard et Panurge aux soins de l’aubergiste ; moi, je vais faire nos acquisitions.

Gorenflot s’acquitta en conscience du soin dont il était chargé ; pendant les quatre jours de relations qu’il avait eues avec Panurge, il avait apprécié, nous ne dirons pas ses qualités, mais ses défauts, et il avait remarqué que ces trois défauts éminents étaient ceux auxquels lui-même était enclin, la paresse, la luxure et la gourmandise. Cette remarque l’avait touché, et ce n’était qu’avec regret que Gorenflot se séparait de son âne ; mais Gorenflot était non seulement paresseux, luxurieux et gourmand, il était de plus égoïste, et il préférait encore se séparer de Panurge que se séparer de Chicot, attendu, nous l’avons dit, que Chicot portait la bourse.

Chicot revint avec deux mules, sur lesquelles on fit vingt lieues ce jour-là : de sorte que le soir, à la porte d’un maréchal, Chicot eut la joie d’apercevoir les trois mules.

— Ah ! fit-il, respirant pour la première fois.

— Ah ! soupira à son tour le moine.

Mais l’œil exercé du Gascon ne reconnut ni les harnais des mules, ni leur maître, ni ses valets ; les mules en étaient réduites à leur ornement naturel, c’est-à-dire qu’elles étaient complètement dépouillées ; quant au maître et aux laquais, ils étaient disparus.

Bien plus, autour de ces animaux étaient des gens inconnus qui les examinaient et semblaient en faire l’expertise : c’était un maquignon d’abord, et puis le maréchal avec deux franciscains ; ils faisaient tourner et retourner les mules, puis ils regardaient les dents, les pieds et les oreilles ; en un mot, ils les essayaient.

Un frisson parcourut tout le corps de Chicot.

— Va devant, dit-il à Gorenflot, approche-toi des fran-