Page:Dumas - Le Collier de la reine, 1888, tome 1.djvu/26

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marquis. Je suis de l’autre siècle, du grand siècle, comme on l’appelle : 1696, voilà une date !

— Impossible, dit de Launay.

— Oh ! si votre père était ici, monsieur le gouverneur de la Bastille, il ne dirait pas impossible, lui qui m’a eu pour pensionnaire en 1714.

— Le doyen d’âge ici, je le déclare, dit monsieur de Favras, c’est le vin que monsieur le comte de Haga verse en ce moment dans son verre.

— Un tokay de cent vingt ans ; vous avez raison, monsieur de Favras, répliqua le comte. A ce tokay l'honneur de porter la santé du roi.

— Un instant, messieurs, dit Cagliostro en élevant au-dessus de la table sa large tête étincelante de vigueur et d’intelligence, je réclame.

— Vous réclamez sur le droit d’aînesse du tokay ? reprirent en chœur les convives.

— Assurément, dit le comte avec calme, puisque c’est moi-même qui l’ai cacheté dans sa bouteille.

— Vous ?

— Oui, moi, et cela le jour de la victoire remportée par Montecuculli sur les Turcs, en 1664.

Un immense éclat de rire accueillit ces paroles, que Cagliostro avait prononcées avec une imperturbable gravité.

— À ce compte, monsieur, dit madame Dubarry, vous avez quelque chose comme cent trente ans, car je vous accorde bien dix ans pour avoir pu mettre ce bon vin dans sa grosse bouteille.

— J’avais plus de dix ans lorsque j’accomplis cette opération, madame, puisque le surlendemain j'eus l’honneur d’être chargé par Sa Majesté l’empereur d’Autriche de féliciter Montecuculli, qui, par la victoire du Saint-Gothard, avait vengé la journée d’Especk en Esclavonie, journée où les mécréans battirent si rudement les impériaux mes amis et mes compagnons d’armes, en 1536.

— Eh ! dit le comte de Haga aussi froidement que le faisait Cagliostro, monsieur avait encore à cette époque dix ans au moins, puisqu’il assistait en personne à cette mémorable bataille.