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assistants, et qui par conséquent redoubla la curiosité générale.

Monsieur se crut peut-être ramené au temps de ces bienheureuses conspirations où le bruit des portes lui donnait des émotions, où toute lettre pouvait renfermer un secret d’État, où tout message servait une intrigue bien sombre et bien compliquée. Peut-être aussi ce grand nom de M. le prince se déploya-t-il sous les voûtes de Blois avec les proportions d’un fantôme.

Monsieur repoussa son assiette.

— Je vais faire attendre l’envoyé ? demanda M. de Saint-Remy.

Un coup d’œil de Madame enhardit Gaston, qui répliqua :

— Non pas, faites-le entrer sur-le-champ, au contraire. À propos, qui est-ce ?

— Un gentilhomme de ce pays, M. le vicomte de Bragelonne.

— Ah ! oui, fort bien !… Introduisez, Saint-Remy, introduisez.

Et lorsqu’il eut laissé tomber ces mots avec sa gravité accoutumée, Monsieur regarda d’une certaine façon les gens de son service, qui tous, pages, officiers et écuyers, quittèrent la serviette, le couteau, le gobelet, et firent vers la seconde chambre une retraite aussi rapide que désordonnée.

Cette petite armée s’écarta en deux files lorsque Raoul de Bragelonne, précédé de M. de Saint-Remy, entra dans le réfectoire.

Ce court moment de solitude dans lequel cette retraite l’avait laissé avait permis à Monseigneur de prendre une figure diplomatique. Il ne se retourna pas, et attendit que le maître d’hôtel eût amené en face de lui le messager.

Raoul s’arrêta à la hauteur du bas-bout de la table, de façon à se trouver entre Monsieur et Madame. Il fit de cette place un salut très profond pour Monsieur, un autre très humble pour Madame, puis se redressa et attendit que Monsieur lui adressât la parole.

Le prince, de son côté, attendait que les portes fussent hermétiquement fermées ; il ne voulait pas se retourner pour s’en assurer, ce qui n’eût pas été digne ; mais il écoutait de toutes ses oreilles le bruit de la serrure, qui lui promettait au moins une apparence de secret.

La porte fermée, Monsieur leva les yeux sur le vicomte de Bragelonne et lui dit :

— Il paraît que vous arrivez de Paris, Monsieur ?

— À l’instant, Monseigneur.

— Comment se porte le roi ?

— Sa Majesté est en parfaite santé, Monseigneur.

— Et ma belle-sœur ?

— Sa Majesté la reine mère souffre toujours de la poitrine. Toutefois, depuis un mois, il y a du mieux.

— Que me disait-on, que vous veniez de la part de M. le prince ? On se trompait assurément.

— Non, Monseigneur. M. le prince m’a chargé de remettre à Votre Altesse Royale une lettre que voici, et j’en attends la réponse.

Raoul avait été un peu ému de ce froid et méticuleux accueil ; sa voix était tombée insensiblement au diapason de la voix basse.

Le prince oublia qu’il était cause de ce mystère, et la peur le reprit.

Il reçut avec un coup d’œil hagard la lettre du prince de Condé, la décacheta comme il eût décacheté un paquet suspect, et, pour la lire sans que personne pût en remarquer l’effet produit sur sa physionomie, il se retourna.

Madame suivait avec une anxiété presque égale à celle du prince chacune des manœuvres de son auguste époux.

Raoul, impassible, et un peu dégagé par l’attention de ses hôtes, regardait de sa place et par la fenêtre ouverte devant lui les jardins et les statues qui les peuplaient.

— Ah ! mais, s’écria tout à coup Monsieur avec un sourire rayonnant, voilà une agréable surprise et une charmante lettre de M. le prince ! Tenez, Madame.

La table était trop large pour que le bras du prince joignît la main de la princesse ; Raoul s’empressa d’être leur intermédiaire ; il le fit avec une bonne grâce qui charma la princesse et valut un remerciement flatteur au vicomte.

— Vous savez le contenu de cette lettre, sans doute ? dit Gaston à Raoul.

— Oui, Monseigneur : M. le prince m’avait donné d’abord le message verbalement, puis Son Altesse a réfléchi et pris la plume.

— C’est d’une belle écriture, dit Madame, mais je ne puis lire.

— Voulez-vous lire à Madame, monsieur de Bragelonne, dit le duc.

— Oui, lisez, je vous prie, Monsieur.

Raoul commença la lecture à laquelle Monsieur donna de nouveau toute son attention.

La lettre était conçue en ces termes :

« Monseigneur,

« Le roi part pour la frontière ; vous aurez appris que le mariage de Sa Majesté va se conclure ; le roi m’a fait l’honneur de me nommer maréchal des logis pour ce voyage, et comme je sais toute la joie que Sa Majesté aurait de passer une journée à Blois, j’ose demander à Votre Altesse Royale la permission de marquer de ma craie le château qu’elle habite. Si cependant l’imprévu de cette demande pouvait causer à Votre Altesse Royale quelque embarras, je la supplierai de me le mander par le messager que j’envoie, et qui est un gentilhomme à moi, M. le vicomte de Bragelonne. Mon itinéraire dépendra de la résolution de Votre Altesse Royale, et au lieu de prendre par Blois, j’indiquerai Vendôme ou Romorantin. J’ose espérer que Votre Altesse Royale prendra ma demande en bonne part, comme étant l’expression de mon dévouement sans bornes et de mon désir de lui être agréable. »

— Il n’est rien de plus gracieux pour nous, dit Madame, qui s’était consultée plus d’une fois pendant cette lecture dans les regards de son époux. Le roi ici ! s’écria-t-elle un peu plus haut peut-être qu’il n’eût fallu pour que le secret fût gardé.

— Monsieur, dit à son tour Son Altesse, pre-