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Épicure ; je le répète, nous sommes épicuriens, et c’est fort amusant.

— Oui, mais j’ai peur qu’il ne s’élève, à côté de nous, une secte comme celle d’Épictète ; vous savez bien, le philosophe d’Hiéropolis, celui qui appelait le pain du luxe, les légumes de la prodigalité et l’eau claire de l’ivrognerie ; celui qui, battu par son maître, lui disait en grognant un peu, c’est vrai, mais sans se fâcher autrement : « Gageons que vous m’avez cassé la jambe ? » et qui gagnait son pari.

— C’était un oison que cet Épictète.

— Soit ; mais il pourrait bien revenir à la mode en changeant seulement son nom en celui de Colbert.

— Bah ! répliqua la Fontaine, c’est impossible ; jamais vous ne trouverez Colbert dans Épictète.

— Vous avez raison, j’y trouverai… Coluber, tout au plus.

— Ah ! vous êtes battu, Conrart ; vous vous réfugiez dans le jeu de mots. M. Arnault prétend que je n’ai pas de logique… j’en ai plus que M. Nicolle.

— Oui, riposta Conrart, vous avez de la logique, mais vous êtes janséniste.

Cette péroraison fut accueillie par un immense éclat de rire. Peu à peu, les promeneurs avaient été attirés par les exclamations des deux ergoteurs autour du bosquet sous lequel ils péroraient. Toute la discussion avait été religieusement écoutée, et Fouquet lui-même, se contenant à peine, avait donné l’exemple de la modération.

Mais le dénoûment de la scène le jeta hors de toute mesure ; il éclata. Tout le monde éclata comme lui, et les deux philosophes furent salués par des félicitations unanimes.

Cependant la Fontaine fut déclaré vainqueur, à cause de son érudition profonde et de son irréfragable logique.

Conrart obtint les dédommagements dus à un combattant malheureux ; on le loua sur la loyauté de ses intentions et la pureté de sa conscience.

Au moment où cette joie se manifestait par les plus vives démonstrations ; au moment où les dames reprochaient aux deux adversaires de n’avoir pas fait entrer les femmes dans le système du bonheur épicurien, on vit Gourville venir de l’autre bout du jardin, s’approcher de Fouquet, qui le couvait des yeux, et, par sa seule présence, le détacher du groupe.

Le surintendant conserva sur son visage le rire et tous les caractères de l’insouciance ; mais à peine hors de vue, il quitta le masque.

— Eh bien ! dit-il vivement, où est Pellisson ? que fait Pellisson ?

— Pellisson revient de Paris.

— A-t-il ramené les prisonniers ?

— Il n’a pas seulement pu voir le concierge de la prison.

— Quoi ! n’a-t-il pas dit qu’il venait de ma part ?

— Il l’a dit ; mais le concierge a fait répondre ceci : « Si l’on vient de la part de M. Fouquet, on doit avoir une lettre de M. Fouquet. »

— Oh ! s’écria celui-ci, s’il ne s’agit que de lui donner une lettre…

— Jamais, répliqua Pellisson, qui se montra au coin du petit bois, jamais, Monseigneur… Allez vous-même et parlez en votre nom.

— Oui, vous avez raison ; je rentre chez moi comme pour travailler ; laissez les chevaux attelés, Pellisson. Retenez mes amis, Gourville.

— Un dernier avis, Monseigneur, répondit celui-ci.

— Parlez, Gourville.

— N’allez chez le concierge qu’au dernier moment ; c’est brave, mais ce n’est pas adroit. Excusez-moi, monsieur Pellisson, si je suis d’un autre avis que vous ; mais croyez-moi, Monseigneur, envoyez encore porter des paroles à ce concierge, c’est un galant homme ; mais ne les portez pas vous-même.

— J’aviserai, dit Fouquet ; d’ailleurs, nous avons la nuit tout entière.

— Ne comptez pas trop sur le temps, ce temps fût-il double de celui que nous avons, répliqua Pellisson ; ce n’est jamais une faute d’arriver trop tôt.

— Adieu, dit le surintendant ; venez avec moi, Pellisson. Gourville, je vous recommande mes convives.

Et il partit.

Les épicuriens ne s’aperçurent pas que le chef de l’école avait disparu ; les violons allèrent toute la nuit.


LIX

UN QUART D’HEURE DE RETARD.


Fouquet, hors de sa maison pour la deuxième fois dans cette journée, se sentit moins lourd et moins troublé qu’on n’eût pu le croire.

Il se tourna vers Pellisson, qui gravement méditait dans son coin de carrosse quelque bonne argumentation contre les emportements de Colbert.

— Mon cher Pellisson, dit alors Fouquet, c’est bien dommage que vous ne soyez pas une femme.

— Je crois que c’est bien heureux, au contraire, répliqua Pellisson ; car, enfin, Monseigneur, je suis excessivement laid.

— Pellisson ! Pellisson ! dit le surintendant en riant, vous répétez trop que vous êtes laid pour ne pas laisser croire que cela vous fait beaucoup de peine.

— Beaucoup, en effet, Monseigneur ; il n’y a pas d’homme plus malheureux que moi ; j’étais beau, la petite vérole m’a rendu hideux ; je suis privé d’un grand moyen de séduction ; or, je suis votre premier commis ou à peu près ; j’ai affaire de vos intérêts, et si, en ce moment, j’étais une jolie femme, je vous rendrais un important service.

— Lequel ?

— J’irais trouver le concierge du palais, je le séduirais, car c’est un galant homme et un ga-