Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/260

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

femme, ne vont point à quiconque n’est ni son amant, ni son époux ; à bien plus forte raison, je suis sûr que vous comprendrez cela, milord, quand cette femme est une princesse.

— Monsieur, s’écria Buckingham, insultez-vous madame Henriette ?

— C’est vous, répondit froidement Bragelonne, c’est vous qui l’insultez, milord, prenez-y garde. Tout à l’heure, sur le vaisseau amiral, vous avez poussé à bout la reine et lassé la patience de l’amiral. Je vous observais, milord, et vous ai cru fou d’abord ; mais depuis j’ai deviné le caractère réel de cette folie.

— Monsieur !

— Attendez, car j’ajouterai un mot. J’espère être le seul parmi les Français qui l’ait deviné.

— Mais, savez-vous, Monsieur, dit Buckingham frissonnant de colère et d’inquiétude à la fois, savez-vous que vous tenez là un langage qui mérite répression ?

— Pesez vos paroles, milord, dit Raoul avec hauteur ; je ne suis pas d’un sang dont les vivacités se laissent réprimer ; tandis qu’au contraire, vous, vous êtes d’une race dont les passions sont suspectes aux bons Français ; je vous le répète donc pour la seconde fois, prenez garde, milord.

— À quoi, s’il vous plaît ? Me menaceriez-vous, par hasard ?

— Je suis le fils du comte de La Fère, monsieur de Buckingham, et je ne menace jamais, parce que je frappe d’abord. Ainsi, entendons-nous bien, la menace que je vous fais, la voici…

Buckingham serra les poings ; mais Raoul continua comme s’il ne s’apercevait de rien.

— Au premier mot hors des bienséances que vous vous permettrez envers Son Altesse Royale… Oh ! soyez patient, monsieur de Buckingham ; je le suis bien moi.

— Vous ?

— Sans doute.

— Tant que Madame a été sur le sol anglais, je me suis tu ; mais, à présent qu’elle a touché au sol de la France, maintenant que nous l’avons reçue au nom du prince, à la première insulte que, dans votre étrange attachement, vous commettrez envers la maison royale de France, j’ai deux partis à prendre : ou je déclare devant tous la folie dont vous êtes affecté en ce moment, et je vous fais renvoyer honteusement en Angleterre ; ou, si vous le préférez, je vous donne du poignard dans la gorge en pleine assemblée. Au reste, ce second moyen me paraît le plus convenable, et je crois que je m’y tiendrai.

Buckingham était devenu plus pâle que le flot de dentelle d’Angleterre qui entourait son cou.

— Monsieur de Bragelonne, dit-il, est-ce bien un gentilhomme qui parle ?

— Oui ; seulement, ce gentilhomme parle à un fou. Guérissez, milord, et il vous tiendra un autre langage.

— Oh ! mais, monsieur de Bragelonne, murmura le duc d’une voix étranglée et en portant la main à son cou, vous voyez bien que je me meurs !

— Si la chose arrivait en ce moment, Monsieur, dit Raoul avec son inaltérable sang-froid, je regarderais en vérité cela comme un grand bonheur, car cet événement préviendrait toutes sortes de mauvais propos sur votre compte et sur celui des personnes illustres que votre dévouement compromet si follement.

— Oh ! vous avez raison, vous avez raison, dit le jeune homme éperdu ; oui, oui, mourir ! oui, mieux vaut mourir que souffrir ce que je souffre en ce moment.

Et il porta la main sur un charmant poignard au manche tout garni de pierreries qu’il tira à moitié de sa poitrine.

Raoul lui repoussa la main.

— Prenez garde, Monsieur, dit-il ; si vous ne vous tuez pas, vous faites un acte ridicule ; si vous vous tuez, vous tachez de sang la robe nuptiale de la princesse d’Angleterre.

Buckingham demeura une minute haletant. Pendant cette minute, on vit ses lèvres trembler, ses joues frémir, ses yeux vaciller, comme dans le délire.

Puis, tout à coup :

— Monsieur de Bragelonne, dit-il, je ne connais pas un plus noble esprit que vous ; vous êtes le digne fils du plus parfait gentilhomme que l’on connaisse. Habitez vos tentes !

Et il jeta ses deux bras autour du cou de Raoul.

Toute l’assistance émerveillée de ce mouvement auquel on ne pouvait guère attendre, vu les trépignements de l’un des adversaires et la rude insistance de l’autre, l’assemblée se mit à battre des mains, et mille vivats, mille applaudissements joyeux s’élancèrent vers le ciel.

De Guiche embrassa à son tour Buckingham, un peu à contre-cœur, mais enfin il l’embrassa.

Ce fut le signal, Anglais et Français, qui, jusque-là, s’étaient regardés avec inquiétude, fraternisèrent à l’instant même.

Sur ces entrefaites arriva le cortège des princesses, qui, sans Bragelonne, eussent trouvé deux armées aux prises et du sang sur les fleurs.

Tout se remit à l’aspect des premières bannières.


LXXXVI

LA NUIT.


La Concorde était revenue s’asseoir au milieu des tentes. Anglais et Français rivalisaient de galanterie auprès des illustres voyageuses et de politesse entre eux.

Les Anglais envoyèrent aux Français des fleurs dont ils avaient fait provision pour fêter l’arrivée de la jeune princesse ; les Français invitèrent les Anglais à un souper qu’ils devaient donner le lendemain.

Madame recueillit donc sur son passage d’unanimes félicitations. Elle apparaissait comme une reine, à cause du respect de tous ; comme une idole, à cause de l’adoration de quelques-uns.

La reine mère fit aux Français l’accueil le plus