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désespoir, le cortège des monarchies abattues ; dans ces cours immenses, muettes, désolées, paradaient des cavaliers dont les chevaux arrachaient aux pavés brillants des milliers d’étincelles.

Des carrosses étaient peuplés de femmes belles et jeunes, qui attendaient, pour la saluer au passage, la fille de cette fille de France qui, durant son veuvage et son exil, n’avait quelquefois pas trouvé un morceau de bois pour son foyer, et un morceau de pain pour sa table, et que dédaignaient les plus humbles serviteurs du château.

Aussi madame Henriette rentra-t-elle au Louvre avec le cœur plus gonflé de douleur et d’amers souvenirs que sa fille, nature oublieuse et variable, n’y revint avec triomphe et joie.

Elle savait bien que l’accueil brillant s’adressait à l’heureuse mère d’un roi replacé sur le second trône de l’Europe, tandis que l’accueil mauvais s’adressait à elle, fille de Henri IV, punie d’avoir été malheureuse.

Après que les princesses eurent été installées, après qu’elles eurent pris quelque repos, les hommes, qui s’étaient aussi remis de leurs fatigues, reprirent leurs habitudes et leurs travaux.

Bragelonne commença par aller voir son père.

Athos était reparti pour Blois.

Il voulut aller voir M. d’Artagnan.

Mais celui-ci, occupé de l’organisation d’une nouvelle maison militaire du roi, était devenu introuvable.

Bragelonne se rabattit sur de Guiche.

Mais le comte avait avec ses tailleurs et avec Manicamp des conférences qui absorbaient sa journée entière.

C’était bien pis avec le duc de Buckingham.

Celui-ci achetait chevaux sur chevaux, diamants sur diamants. Tout ce que Paris renferme de brodeuses, de lapidaires, de tailleurs, il l’accaparait. C’était entre lui et de Guiche un assaut plus ou moins courtois pour le succès duquel le duc voulait dépenser un million, tandis que le maréchal de Grammont avait donné soixante mille livres seulement à de Guiche. Buckingham riait et dépensait son million.

De Guiche soupirait et se fût arraché les cheveux sans les conseils de de Wardes.

— Un million ! répétait tous les jours de Guiche ; j’y succomberai. Pourquoi M. le maréchal ne veut-il pas m’avancer ma part de succession ?

— Parce que tu la dévorerais, disait Raoul.

— Eh ! que lui importe ! Si j’en dois mourir, j’en mourrai. Alors je n’aurai plus besoin de rien.

— Mais quelle nécessité de mourir ? disait Raoul.

— Je ne veux pas être vaincu en élégance par un Anglais.

— Mon cher comte, dit alors Manicamp, l’élégance n’est pas une chose coûteuse, ce n’est qu’une chose difficile.

— Oui, mais les choses difficiles coûtent fort cher, et je n’ai que soixante mille livres.

— Pardieu ! dit de Wardes, tu es bien embarrassé ; dépense autant que Buckingham ; ce n’est que neuf cent quarante mille livres de différence.

— Où les trouver ?

— Fais des dettes.

— J’en ai déjà.

— Raison de plus.

Ces avis finirent par exciter tellement de Guiche, qu’il fit des folies quand Buckingham ne faisait que des dépenses.

Le bruit de ces prodigalités épanouissait la mine de tous les marchands de Paris, et de l’hôtel de Buckingham à l’hôtel de Grammont on rêvait des merveilles.

Pendant ce temps, Madame se reposait, et Bragelonne écrivait à mademoiselle de La Vallière.

Quatre lettres s’étaient déjà échappées de sa plume, et pas une réponse n’arrivait, lorsque le matin même de la cérémonie du mariage, qui devait avoir lieu au Palais-Royal, dans la chapelle, Raoul, à sa toilette, entendit annoncer par son valet :

— M. de Malicorne.

— Que me veut ce Malicorne ? pensa Raoul. Faites attendre, dit-il au laquais.

— C’est un monsieur qui vient de Blois, dit le valet.

— Ah ! faites entrer ! s’écria Raoul vivement.

Malicorne entra, beau comme un astre et porteur d’une épée superbe.

Après avoir salué gracieusement :

— Monsieur de Bragelonne, fit-il, je vous apporte mille civilités de la part d’une dame.

Raoul rougit.

— D’une dame, dit-il, d’une dame de Blois ?

— Oui, Monsieur, de mademoiselle de Montalais.

— Ah ! merci, Monsieur, je vous reconnais maintenant, dit Raoul. Et que désire de moi mademoiselle de Montalais ?

Malicorne tira de sa poche quatre lettres qu’il offrit à Raoul.

— Mes lettres ! est-il possible ! dit celui-ci en pâlissant ; mes lettres encore cachetées !

— Monsieur, ces lettres n’ont plus trouvé à Blois les personnes à qui vous les destiniez ; on vous les retourne.

— Mademoiselle de La Vallière est partie de Blois ? s’écria Raoul.

— Il y a huit jours.

— Et où est-elle ?

— Elle doit être à Paris, Monsieur.

— Mais comment sait-on que ces lettres venaient de moi ?

— Mademoiselle de Montalais a reconnu votre écriture et votre cachet, dit Malicorne.

Raoul rougit et sourit.

— C’est fort aimable à mademoiselle Aure, dit-il ; elle est toujours bonne et charmante.

— Toujours, Monsieur.

— Elle eût bien dû me donner un renseignement précis sur mademoiselle de La Vallière. Je ne chercherais pas dans cet immense Paris.

Malicorne tira de sa poche un autre paquet.

— Peut-être, dit-il, trouverez-vous dans cette lettre ce que vous souhaitez de savoir.

Raoul rompit précipitamment le cachet. L’é-