Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/323

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Ma foi ! monsieur le duc, nous ne pouvons guère rompre, dit de Wardes. Sentez-vous comme nos pieds tiennent dans le sable ?

— J’y suis enfoncé jusqu’à la cheville, dit Buckingham, sans compter que voilà l’eau qui nous gagne.

— Elle m’a gagné déjà… Quand vous voudrez, monsieur le duc.

De Wardes mit l’épée à la main.

Le duc l’imita.

— Monsieur de Wardes, dit alors Buckingham, un dernier mot, s’il vous plaît… Je me bats contre vous, parce que je ne vous aime pas, parce que vous m’avez déchiré le cœur en raillant certaine passion que j’ai, que j’avoue en ce moment, et pour laquelle je serais très-heureux de mourir. Vous êtes un méchant homme, monsieur de Wardes, et je veux faire tous mes efforts pour vous tuer ; car, je le sens, si vous ne mourez pas de ce coup, vous ferez dans l’avenir beaucoup de mal à mes amis. Voilà ce que j’avais à vous dire, monsieur de Wardes.

Et Buckingham salua.

— Et moi, milord, voici ce que j’ai à vous répondre : Je ne vous haïssais pas ; mais, maintenant que vous m’avez deviné, je vous hais, et vais faire tout ce que je pourrai pour vous tuer.

Et de Wardes salua Buckingham.

Au même instant, les fers se croisèrent ; deux éclairs se joignirent dans la nuit.

Les épées se cherchaient, se devinaient, se touchaient.

Tous deux étaient habiles tireurs ; les premières passes n’eurent aucun résultat.

La nuit s’était avancée rapidement ; la nuit était si sombre, qu’on attaquait et se défendait d’instinct.

Tout à coup de Wardes sentit son fer arrêté ; il venait de piquer l’épaule de Buckingham.

L’épée du duc s’abaissa avec son bras.

— Oh ! fit-il.

— Touché, n’est-ce pas, milord ? dit de Wardes en reculant de deux pas.

— Oui, Monsieur, mais légèrement.

— Cependant, vous avez quitté la garde.

— C’est le premier effet du froid du fer, mais je suis remis. Recommençons, s’il vous plaît, Monsieur.

Et, dégageant avec un sinistre froissement de lame, le duc déchira la poitrine du marquis.

— Touché aussi, dit-il.

— Non, dit de Wardes restant ferme à sa place.

— Pardon ; mais, voyant votre chemise toute rouge…. dit Buckingham.

— Alors, dit de Wardes furieux, alors… à vous !

Et, se fendant à fond, il traversa l’avant-bras de Buckingham. L’épée passa entre les deux os.

Buckingham sentit son bras droit paralysé ; il avança le bras gauche, saisit son épée, prête à tomber de sa main inerte, et avant que de Wardes se fût remis en garde, il lui traversa la poitrine.

De Wardes chancela, ses genoux plièrent, et, laissant son épée engagée encore dans le bras du duc, il tomba dans l’eau qui se rougit d’un reflet plus réel que celui que lui envoyaient les nuages.

De Wardes n’était pas mort. Il sentit le danger effroyable dont il était menacé : la mer montait.

Le duc sentit le danger aussi. Avec un effort et un cri de douleur, il arracha le fer demeuré dans son bras ; puis, se retournant vers de Wardes :

— Est-ce que vous êtes mort, marquis ? dit-il.

— Non, répliqua de Wardes d’une voix étouffée par le sang qui montait de ses poumons à sa gorge, mais peu s’en faut.

— Eh bien qu’y a-t-il à faire ? Voyons, pouvez-vous marcher ?

Buckingham le souleva sur un genou.

— Impossible, dit-il.

Puis, retombant :

— Appelez vos gens, fit-il, ou je me noie.

— Holà ! cria Buckingham ; holà de la barque ! nagez vivement, nagez !

La barque fit force de rames.

Mais la mer montait plus vite que la barque ne marchait.

Buckingham vit de Wardes prêt à être recouvert par une vague : de son bras gauche, sain et sans blessure, il lui fit une ceinture et l’enleva.

La vague monta jusqu’à mi-corps, mais ne put l’ébranler.

Le duc se mit aussitôt à marcher vers la terre.

Mais à peine eut-il fait dix pas qu’une seconde vague, accourant plus haute, plus menaçante, plus furieuse que la première, vint le frapper à la hauteur de la poitrine, le renversa, l’ensevelit.

Puis, le reflux l’emportant, elle laissa un instant à découvert le duc et de Wardes couchés sur le sable.

De Wardes était évanoui.

En ce moment quatre matelots du duc, qui comprirent le danger, se jetèrent à la mer et en une seconde furent près du duc.

Leur terreur fut grande lorsqu’ils virent leur maître se couvrir de sang à mesure que l’eau dont il était imprégné coulait vers les genoux et les pieds.

Ils voulurent l’emporter.

— Non, non ! dit le duc ; à terre ! à terre, le marquis !

— À mort ! à mort, le Français ! crièrent sourdement les Anglais.

— Misérables drôles ! s’écria le duc se dressant avec un geste superbe qui les arrosa de sang, obéissez. M. de Wardes à terre, M. de Wardes en sûreté avant toutes choses ou je vous fais pendre !

La barque s’était approchée pendant ce temps. Le secrétaire et l’intendant sautèrent à leur tour à la mer et s’approchèrent du marquis. Il ne donnait plus signe de vie.

— Je vous recommande cet homme sur votre tête, dit le duc. Au rivage ! M. de Wardes, au rivage !

On le prit à bras et on le porta jusqu’au sable sec, où la mer ne montait jamais.

Quelques curieux et cinq ou six pêcheurs s’é-