Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/815

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ne savez donc pas ? Connaissez-vous M. d’Infreville ?

— D’Infreville ? répliqua d’Artagnan ; non.

— C’est un homme que j’ai découvert. Il a une spécialité, il sait faire travailler des ouvriers. C’est lui qui, à Toulon, fait fondre des canons, et tailler des bois de Bourgogne. Et puis, vous n’allez peut-être pas croire ce que je vais vous dire, monsieur l’ambassadeur : j’ai eu encore une idée.

— Oh ! monsieur, fit Aramis civilement, je vous crois toujours.

— Figurez-vous que, calculant sur le caractère des Hollandais, nos alliés, je me suis dit : Ils sont marchands, ils sont amis avec le roi, ils seront heureux de vendre à Sa Majesté ce qu’ils fabriquent pour eux-mêmes. Donc, plus on achète… Ah ! il faut que j’ajoute ceci : j’ai Forant… Connaissez-vous Forant, d’Artagnan ?

Colbert s’oubliait. Il appelait le capitaine d’Artagnan tout court, comme le roi. Mais le capitaine sourit.

— Non, répliqua-t-il, je ne le connais pas.

— C’est encore un homme que j’ai découvert, une spécialité pour acheter. Ce Forant m’a acheté 350,000 livres de fer en boulets, 200,000 livres de poudre, douze chargements de bois du Nord, des mèches, des grenades, du brai, du goudron, que sais-je, moi ? avec une économie de sept pour cent sur ce que me coûteraient toutes ces choses fabriquées en France.

— C’est une idée, répondit d’Artagnan, de faire fondre des boulets hollandais qui retourneront aux Hollandais.

— N’est-ce pas ? avec perte.

Et Colbert se mit à rire d’un gros rire sec. Il était ravi de sa plaisanterie.

— De plus, ajouta-t-il, ces mêmes Hollandais font au roi, en ce moment, six vaisseaux sur le modèle des meilleurs de leur marine. Destouches… Ah ! vous ne connaissez pas Destouches, peut-être ?

— Non, Monsieur.

— C’est un homme qui a le coup d’œil assez singulièrement sûr pour dire, quand il sort un navire sur l’eau, quels sont les défauts et les qualités de ce navire. C’est précieux cela, savez-vous ! La nature est vraiment bizarre. Eh bien, ce Destouches m’a paru devoir être un homme utile dans un port, et il surveille la construction de six vaisseaux de 78 que les Provinces font construire pour Sa Majesté. Il résulte de tout cela, mon cher monsieur d’Artagnan, que le roi, s’il voulait se brouiller avec les Provinces, aurait une bien jolie flotte. Or, vous savez mieux que personne si l’armée de terre est bonne.

D’Artagnan et Aramis se regardèrent, admirant le mystérieux travail que cet homme avait opéré depuis peu d’années. Colbert les comprit, et fut touché par cette flatterie, la meilleure de toutes.

— Si nous ne le savions pas en France, dit d’Artagnan, hors de France on le sait encore moins.

— Voilà pourquoi je disais à M. l’ambassadeur, fit Colbert, que l’Espagne promettant sa neutralité, l’Angleterre nous aidant…

— Si l’Angleterre vous aide, dit Aramis, je m’engage pour la neutralité de l’Espagne.

— Touchez là, se hâta de dire Colbert avec sa brusque bonhomie. Et, à propos de l’Espagne, vous n’avez pas la Toison d’or, monsieur d’Alaméda. J’entendais le roi dire l’autre jour qu’il aimerait à vous voir porter le grand cordon de Saint-Michel.

Aramis s’inclina.

— Oh ! pensa d’Artagnan, et Porthos qui n’est plus là ! Que d’aunes de rubans pour lui dans ces largesses ! Bon Porthos !

— Monsieur d’Artagnan, reprit Colbert, à nous deux. Vous aurez, je le parie, du goût pour mener les mousquetaires en Hollande. Savez-vous nager ?

Et il se mit à rire comme un homme agité de belle humeur.

— Comme une anguille, répliqua d’Artagnan.

— Ah ! c’est qu’on a de rudes traversées de canaux et de marécages, là-bas, monsieur d’Artagnan, et les meilleurs nageurs s’y noient.

— C’est mon état, répondit le mousquetaire, de mourir pour Sa Majesté. Seulement, comme il est rare qu’à la guerre on trouve beaucoup d’eau sans un peu de feu, je vous déclare à l’avance que je ferai mon possible pour choisir le feu. Je me fais vieux, l’eau me glace ; le feu réchauffe, monsieur Colbert.

Et d’Artagnan fut si beau de vigueur et de fierté juvénile en prononçant ces paroles, que Colbert, à son tour, ne put s’empêcher de l’admirer. D’Artagnan s’aperçut de l’effet qu’il avait produit. Il se rappela que le bon marchand est celui qui fait priser haut sa marchandise lorsqu’elle a de la valeur. Il prépara donc son prix d’avance.

— Ainsi, dit Colbert, nous allons en Hollande ?

— Oui, répliqua d’Artagnan ; seulement…

— Seulement ?… fit Colbert.

— Seulement, répéta d’Artagnan, il y a dans tout la question d’intérêt et la question d’amour-propre. C’est un beau traitement que celui de capitaine de mousquetaires ; mais, notez ceci : nous avons maintenant les gardes du roi et la maison militaire du roi. Un capitaine des mousquetaires doit, ou commander à tout cela, et alors il absorberait cent mille livres par an pour frais de représentation et de table…

— Supposez-vous, par hasard, que le roi marchande avec vous ? dit Colbert.

— Eh ! Monsieur, vous ne m’avez pas compris, répliqua d’Artagnan, sûr d’avoir emporté la question d’intérêt ; je vous disais que moi, vieux capitaine, autrefois chef de la garde du roi, ayant le pas sur les maréchaux de France, je me vis, un jour de tranchée, deux égaux, le capitaine des gardes et le colonel commandant les suisses. Or, à aucun prix, je ne souffrirais cela. J’ai de vieilles habitudes, j’y tiens.

Colbert sentit le coup. Il y était préparé, d’ailleurs.

— J’ai pensé à ce que vous me disiez tout à l’heure, répondit-il.

— À quoi, Monsieur ?

— Nous parlions des canaux et des marais où l’on se noie.

— Eh bien ?

— Eh bien, si l’on se noie, c’est faute d’un bateau, d’une planche, d’un bâton.

— D’un bâton si court qu’il soit, dit d’Artagnan.

— Précisément, fit Colbert. Aussi, je ne connais pas d’exemple qu’un maréchal de France se soit jamais noyé.

D’Artagnan pâlit de joie, et, d’une voix mal assurée :

— On serait bien fier de moi dans mon pays, dit-il, si j’étais maréchal de France ; mais il faut avoir commandé en chef une expédition pour obtenir le bâton.

— Monsieur, lui dit Colbert, voici dans ce carnet, que vous méditerez, un plan de campagne que vous aurez à faire observer au corps de troupes que le roi met sous vos ordres pour la campagne, au printemps prochain.

D’Artagnan prit le livre en tremblant, et ses doigts rencontrant ceux de Colbert, le ministre serra loyalement la main du mousquetaire.