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Dix minutes après, devant la table couverte d’une fine nappe de lin, les deux convives, ensevelis dans deux larges fauteuils tout garnis de coussins, s’opposaient l’un à l’autre, fourchettes et couteaux en main, comme deux duellistes.

La table, suffisamment grande pour six personnes, était pourtant remplie, tant le sommelier avait accumulé les bouteilles de formes et d’étiquettes différentes.

Eusèbe, fidèle au programme, venait d’envoyer des œufs brouillés, des écrevisses et des champignons qui parfumaient l’air d’une moelleuse vapeur de truffe, de beurre frais comme la crème, de thym et de vin de Madère.

Chicot attaqua en homme affamé.

Le prieur, au contraire, en homme qui se défie de lui-même, de son cuisinier et de son convive.

Mais après quelques minutes, ce fut Gorenflot qui dévora, tandis que Chicot observait.

On commença par le vin du Rhin, puis l’on passa au bourgogne de 1550 ; on fit une excursion dans un ermitage dont on ignorait la date ; on effleura le saint-perrey ; enfin l’on passa au vin de la pénitente.

— Qu’en dites-vous ? demanda Gorenflot après en avoir goûté trois fois sans oser se prononcer.

— Velouté, mais léger, fit Chicot ; et comment s’appelle votre pénitente ?

— Je ne la connais pas, moi.

— Ouais ! vous ne savez pas son nom ?

— Non, ma foi, nous traitons par ambassadeur.

Chicot fit une pause pendant laquelle il ferma doucement les yeux comme pour savourer une gorgée de vin qu’il retenait dans sa bouche avant de l’avaler, mais en réalité pour réfléchir.

— Ainsi donc, dit-il au bout de cinq minutes, c’est en face d’un général d’armée que j’ai l’honneur de dîner ?

— Oh ! mon Dieu, oui !