Page:Dumas - Les Quarante-Cinq, 1888, tome 1.djvu/75

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veloppe entièrement ; une fois sur dix, je vois passer de la lumière dans la chambre qu’elle habite : c’est là ma vie, c’est là mon bonheur.

— Quel bonheur ! s’écria Joyeuse.

— Hélas ! je le perds si j’en désire un autre.

— Mais si tu te perds toi-même avec cette résignation ?

— Mon frère, dit Henri avec un triste sourire, que voulez-vous, je me trouve heureux ainsi.

— C’est impossible !

— Que veux-tu, le bonheur est relatif : je sais qu’elle est là, qu’elle vit là, qu’elle respire là ; je la vois à travers la muraille, ou plutôt il me semble la voir ; si elle quittait cette maison, si je passais encore quinze jours comme ceux que je passai quand je l’eus perdue, mon frère, je deviendrais fou ou je me ferais moine.

— Non pas, mordieu ! il y a déjà bien assez d’un fou et d’un moine dans la famille ; restons-en là maintenant, mon cher ami.

— Pas d’observations, Anne, pas de railleries ; les observations seraient inutiles, les railleries ne feraient rien.

— Et qui te parle d’observations et de railleries ?

— À la bonne heure. Mais…

— Laisse-moi te dire une chose.

— Laquelle ?

— C’est que tu t’y es pris comme un franc écolier.

— Je n’ai fait ni combinaisons ni calculs, je ne m’y suis pas pris, je me suis abandonné à quelque chose de plus fort que moi. Quand un courant vous emporte, mieux vaut suivre le courant que de lutter contre lui.

— Et s’il conduit à quelque abîme ?

— Il faut s’y engloutir, mon frère.

— C’est ton avis ?

— Oui.

— Ce n’est pas le mien, et à ta place…

— Qu’eussiez-vous fait, Anne ?