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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

et dans quel but vous voulez bien m’accorder l’honneur de ce tête-à-tête.

— Dans le but de vous dire qu’à mes yeux le premier et le dernier de mon armée sont égaux devant la discipline, et que je ferai, l’occasion s’en présentant, fusiller un général comme un tambour.

— C’est possible, général ; mais je crois cependant qu’il y a certains hommes que vous ne feriez pas fusiller sans y regarder à deux fois.

— Non, s’ils entravent mes projets ! — Prenez garde, général : tout à l’heure vous parliez de discipline ; maintenant, vous ne parlez plus que de vous… Eh bien, à vous je veux bien donner une explication… Oui, la réunion de Damanhour est vraie ; oui, les généraux, découragés dès la première marche, se sont demandé quel était le but de cette expédition ; oui, ils ont cru y voir un motif non pas d’intérêt général, mais d’ambition personnelle ; oui, j’ai dit que, pour la gloire et l’honneur de la patrie, je ferais le tour du monde ; mais que, s’il ne s’agissait que de votre caprice, à vous, je m’arrêterais dès le premier pas. Or, ce que j’ai dit ce soir-là, je vous le répète, et, si le misérable qui vous a rapporté mes paroles vous a dit autre chose que ce que je vous dis, c’est non-seulement un espion, mais pis que cela, un calomniateur.

Bonaparte regarda un instant mon père ; puis, avec une certaine affection :

— Ainsi, Dumas, lui dit-il, vous faites deux parts dans votre esprit : vous mettez la France d’un côté et moi de l’autre. Vous croyez que je sépare mes intérêts des siens, ma fortune de la sienne.

— Je crois que les intérêts de la France doivent passer avant ceux d’un homme, si grand que soit cet homme… Je crois que la fortune d’une nation ne doit pas être soumise à celle d’un individu.

— Ainsi, vous êtes prêt à vous séparer de moi ?

— Oui, dès que je croirai voir que vous vous séparez de la France.