Page:Dumas - Mes mémoires, tome 1.djvu/220

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
218
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

que vous avez touchés du doigt, quoique le temps ait détruit ces choses, quoique, ces hommes, la mort les ait emportés !

Au reste, à chacun de ces deux hommes, assassinés tous deux dix ans après, à deux mois d’intervalle, j’ai payé mon tribut de souvenir, à l’un à Avignon, à l’autre au Pizzo.

Hélas ! qui eût dit que cet enfant de trois ans, qui tournait joyeusement autour d’eux, raconterait un jour leur mort, après avoir mis, sur le lieu même du meurtre, ses doigts dans le trou même des balles qui ont traversé leur corps et creusé la muraille ?

Ô mystérieux avenir, presque toujours sombre et parfois sanglant ! au fur et à mesure que tu te déroules, dis donc aux hommes que c’est par pitié pour eux que Dieu à permis que tu leur demeurasses inconnu !

Un dernier mot sur ce déjeuner.

Non père avait consulté Corvisart, et, quoique Corvisart eût tenté de le rassurer, mon père se sentait mourir. Mon père avait essayé de voir l’empereur, — car le général de l’armée de l’intérieur, Buonaparte, était devenu l’empereur Napoléon, — et l’empereur avait refusé de voir mon père. Celui-ci s’était donc rabattu sur Brune et sur Murat, ses deux amis, qui venaient d’être nommés maréchaux de l’Empire. Il avait trouvé Brune toujours le même, mais Murat tout refroidi. Ce déjeuner avait pour but de nous recommander, ma mère et moi, à Brune et à Murat : ma mère, qui allait être veuve, et moi qui allais être orphelin ; car, mon père mort, sa retraite mourait avec lui, et nous restions sans fortune.

Tous deux lui promirent, le cas échéant, tout ce qui serait en leur pouvoir.

Mon père embrassa Brune, donna une poignée de main à Murat, et quitta Paris le lendemain, la mort dans l’âme et dans le corps tout à la fois.

Nous partîmes de Paris ; — ce retour n’est pas plus présent à ma pensée que l’aller ; — je revenais seulement avec trois ou quatre souvenirs qui, après s’être un peu assoupis dans ma jeunesse et dans mon adolescence, devaient se réveiller flamboyants dans l’âge viril.