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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Il était à peu près trois heures du matin.

Je ne pouvais voir le général la Fayette que vers huit ou neuf heures. Nous acceptâmes donc la tasse de café et le lit que nous offrait le maître de poste.

Seulement, comme je me défiais de moi, et que je craignais de dormir vingt-quatre heures, je priai qu’on me réveillât à sept heures, promesse qui me fut faite et qui fut religieusement tenue.

À neuf heures du matin, nous entrions à l’hôtel de ville.

Je trouvai le général à son poste avec son même uniforme bleu, son même gilet blanc, sa même cravate blanche ; seulement, son uniforme était un peu plus ouvert, son gilet un peu plus débraillé, sa cravate un peu plus lâche que quand je l’avais quitté.

Pauvre général ! moins heureux que moi, qui parlais encore, lui ne parlait plus du tout. Il ouvrait les bras et embrassait : C’était tout ce qu’il pouvait faire.

Heureusement que, dans les cas secondaires, Carbonnel le suppléait : ainsi, lorsque arrivait la députation de quelque commune, après que le général avait embrassé le maire et les adjoints, Carbonnel embrassait les simples conseillers municipaux.

Cependant, pour moi, le général fit un effort : non-seulement il ouvrit les bras et m’embrassa, mais encore il essaya de me féliciter sur ma réussite, et de m’exprimer la satisfaction qu’il éprouvait de me revoir sain et sauf ; malheureusement pour mon amour-propre, là voix s’arrêta dans son gosier.

Le même accident, s’il faut en croire Virgile, était arrivé trois mille ans auparavant à Turnus.

Bonnelier, qui parlait encore, me prit par le bras, et s’écria en levant les yeux au ciel :

— Ah ! mon ami ! quel mal nous ont donné hier vos diables de républicains !… Par bonheur, tout est fini !

C’était de l’hébreu pour moi ; seulement, le par bonheur, tout est fini ! me déplaisait fort, à moi républicain ; il était clair que nous avions perdu quelque bataille.