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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

— Comment, il n’est pas à vendre ? Mais vous vouliez tout à l’heure me le donner pour mille francs ?

— À vous, oui.

— Au prince pour quatre mille !

— Au prince, oui ; mais au prince ou à vous seulement.

— Pourquoi cette préférence ?

— À vous, parce que vous êtes mon ami ; au prince, parce que c’est un honneur d’avoir sa place dans la galerie d’un artiste royal aussi éclairé qu’il l’est ; mais à tout autre que vous deux, non.

— Oh ! la singulière idée !

— Que voulez-vous ! c’est la mienne.

— Mais, enfin, vous avez une raison !

— C’est probable.

— Vous vendriez tout autre tableau dont on vous donnerait le même prix ?

— Tout autre, mais pas celui-là.

— Et pourquoi pas celui-là ?

— Parce qu’on m’a tant dit qu’il était mauvais, que je l’ai pris en affection, comme une mère prend en affection un pauvre enfant chétif, malingre, contrefait. Dans mon atelier, il m’a — pauvre paria qu’il est ! — pour le regarder en face si on le regarde de travers, pour le consoler si on l’humilie, pour le défendre si on l’attaque. Chez vous, il eût eu, sinon un père, du moins un tuteur ; car, si vous l’achetiez, vous qui n’êtes pas riche, c’est que vous l’aimeriez. Chez le prince, à défaut de louanges sincères, il eût eu celles des courtisans : « La peinture était bonne, puisque monseigneur l’a achetée… Monseigneur est trop artiste, trop connaisseur pour se tromper… C’était la critique qui avait fait erreur, la vieille sorcière ! l’abominable sibylle ! » Mais, chez un étranger, chez un indifférent à qui il n’aura rien coûté, qui n’aura aucune raison de prendre son parti, non, non, non. — Mon pauvre Marino Faliero, sois tranquille, tu n’iras pas là !

Et j’eus beau prier, supplier, insister, Delacroix tint bon. Sûr de ne pas être désavoué par le duc d’Orléans, j’allai jusqu’à huit mille francs.