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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

notable infériorité de forme. Comme teinte, il voit violet ; comme forme, il voit plutôt laid que beau ; mais sa laideur est toujours poétisée par un profond sentiment. Tout au contraire de Delaroche, ce sont les extrêmes qui le séduisent. Ses luttes sont terribles, ses combats acharnés ; tout ce que le corps a de souplesse, de force et même d’exagération dans ses mouvements, il le traduit sur la toile, et y ajoute encore parfois, comme un vernis étrange, et qui augmente les qualités vivantes de son tableau, une certaine impossibilité anatomique dont il ne s’inquiète nullement. Ses combattants combattent véritablement, s’étreignent, se mordent, se déchirent, se hachent, se pourfendent, se broient ; ses épées sont ébréchées, ses haches sanglantes, ses masses moites de cervelles broyées. Voyez la Bataille de Taillebourg, et vous aurez une idée de ce terrible génie : on entend les hennissements des chevaux, les cris des hommes, le froissement du fer. Vous la trouverez dans la grande galerie de Versailles ; et, quoique Louis-Philippe ait fait rogner la toile de six pouces sur ses quatres côtés, parce que la mesure avait été mal donnée, cette toile, toute mutilée qu’elle est, déshonorée même au lit de Procuste de M. Fontaine, est restée une des plus belles, la plus belle peut-être de toute la galerie.

En ce moment, Delacroix fait un plafond à l’hôtel de ville. Il sort de chez lui avec le jour et n’y rentre qu’à la nuit. — Delacroix appartient à cette rude famille de travailleurs qui a donné Raphaël et Rubens. — Rentré chez lui, il prend une plume, et fait des croquis. Autrefois, Delacroix allait beaucoup dans le monde, où il avait de grands succès comme homme ; une maladie du larynx l’a rendu casanier.

Hier, j’ai été le voir à minuit. Il était en robe de chambre, le cou enveloppé d’une cravate de laine, dessinant près d’un grand feu qui faisait à la chambre une température de trente degrés.

Je lui demandai à voir son atelier aux lumières. Nous passâmes dans un corridor encombré de dahlias, d’agapanthes et de chrysanthèmes ; puis nous entrâmes dans l’atelier.

L’absence du maître, qui, depuis six mois, travaille à