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ta confidence. La franchise est la sauvegarde de l’amour. Je crois pouvoir t’assurer à l’avance que mes explications dissiperont tes doutes et te montreront que tu m’avais mal jugé.

— Non pas, Luis ; ce sera toi au contraire, car tu es juste et loyal, qui conviendras de tes torts.

— Je t’écoute, Antonia.

La jeune et charmante femme ne se fit pas répéter cette invitation.

— Luis, continua-t-elle avec une gracieuse vivacité, tu n’as pas oublié, n’est-ce pas, les craintes qui vinrent se jeter à la traverse de mon bonheur, lorsque après m’avoir appris que ce que j’éprouvais pour toi était de l’amour, tu me déclaras que toi aussi tu m’aimais !… eh bien ! Luis, c’est justement en me donnant ces éclaircissements que tu m’as trompée. Que m’as-tu dit alors, Luis ? Que la vie d’Europe n’avait plus aucun charme pour toi ; que c’était pour t’affranchir de ces orgueilleux et sots préjugés que tu t’étais expatrié, ; que par conséquent je n’avais pas à craindre que le souvenir du monde que tu laissais volontairement derrière toi vînt troubler jamais le calme de ta nouvelle existence, et t’inspirer des regrets ? N’est-ce pas bien là, Luis, ce que tu m’as dit ?

— Oui, Antonia.

— Hélas ! Luis, ce que tu prenais pour une conviction éternelle n’était qu’une heure de découragement ou d’ennui. Les préjugés des hommes des villes existent toujours en toi.

— Cette accusation, ma bien-aimée Antonia…

— Ne me sera, hélas ! que trop facile à prouver !… Le préjugé ; et je ne répète ici que ce que tu m’as dit cent fois toi-même depuis lors dans nos longues causeries, le préjugé est, ou la pudeur du vice, où l’orgueil de là faiblesse !… Eh bien ! Luis, si tu étais réellement parvenu à t’affranchir des préjugés qui règnent dans les villes, tu n’aurais pas grondé si sévèrement tout à l’heure ce pauvre Panocha, lorsqu’il te conseillait de t’éloigner du rancho avant l’arrivée du marquis de Hallay.

— Moi, fuir devant le marquis !…

— Tu vois… tu vois, Luis !… toi si bon, si doux, si généreux, voici que tu t’emportes, et que tu ne m’écoutes plus, moi, ton Antonia, dès que la voix d’un préjugé se fait entendre !… Il est probable, certain même, que ta rencontre avec don Enrique donnerait naissance à une querelle… Je frémis à la pensée des conséquences qui en seraient la suite !… Si tu m’aimais autant que tu me le répètes sans cesse, hésiterais-tu donc un seul instant à sacrifier ton orgueil à ma sécurité !… Car enfin, Luis, s’il allait t’arriver un malheur, ne me trouverais-je pas seule et sans appui sur la terre ? Il est vrai que, si tu mourais, je ne te survivrais pas ; mais enfin, la mort pourrait se faire attendre ! Et qui me protégerait jusqu’à ce que la tombe m’offrit un refuge ?… Tu as peur que le monde ne suspecte ton courage, ne t’accuse de faiblesse ! Tu crains que don Enrique, de retour en Europe, ne te raille auprès de ses amis, et que ton nom ne soit prononcé au milieu des rires de tous ces gens désœuvrés qui, toi-même me l’as dit, n’ont d’autres occupations que de médire des absents et de se décrier entre eux… Luis, si les jugements de ce monde que tu prétends mépriser exercent encore un aussi puissant empire sur tes résolutions, comment veux-tu que je te croies lorsque tu m’assures que tu en es si complétement détaché.

Comme tous les esprits foncièrement honnêtes, Antonia était douée d’une saine logique, car son esprit lui venait du cœur.

Le jeune homme resta pendant quelques instants à chercher une réponse : l’inflexible bon sens d’Antonia lui interdisait le paradoxe et le subterfuge.

— Chère enfant, dit-il enfin d’une voix pleine de tendresse, ton affection pour moi t’a conduite à l’exagération !… Tu as fait de l’honneur un préjugé… Or, l’honneur, ma bien-aimée Antonia, est le même dans tous les pays… Il n’y a point l’honneur du vieux et du nouveau monde… l’honneur de l’Orient et celui de l’Occident… L’honneur est comme la religion… immuable et fixe dans sa splendeur. S’il impose parfois de pénibles devoirs, il en dédommage par de nobles jouissances ! Le méconnaître une fois, ce serait perdre à tout jamais son repos.

M. d’Ambron fit une légère pause ; il lui restait à prouver comment son honneur pourrait se trouver compromis s’il se rendait aux sages conseils de la jeune femme ; cette explication n’était pas facile.

Antonia profita de ce temps d’arrêt pour reprendre la parole.

— Luis ! s’écria-t-elle, ton indécision et ton embarras m’apprennent que tu essayes de te tromper toi-même ! Tu cherches dans ton instruction des arguments que ta bonne foi te refuse. Mon Luis, tu as eu jusqu’à présent raison. Il n’y a sur la terre qu’un seul honneur, un honneur que l’ignorant et le savant ne peuvent comprendre de deux façons différentes ; mais cet honneur, Luis, ce n’est pas la vanité. Je te jure que, si le marquis de Hallay t’avait adressé une mortelle injure, je ne retiendrais pas ton bras !… Je te dirais : « Luis, mon bien-aimé, bats-toi comme un lion, n’oublie point que tu défends à la fois deux existences… la tienne et la mienne… car le loup qui te blesserait ou te tuerait me blesserait ou me tuerait aussi !… Mon langage semble t’étonner ? Tu oublies que j’appartiens à cette race espagnole qui, plus que toute autre, est sensible au sentiment de l’honneur véritable !… Mon père devait être brave et bon. Luis, je le sens !… Oh ! comment as-tu pu me croire capable de te conseiller une lâcheté ? Non, non, mon Luis, sois sans inquiétude, jamais je ne te demanderai rien dont un caballero ait à rougir. Tu mériterais mon mépris que je ne cesserais pas de t’aimer ; mais je préférerais te voir mort que d’avoir à te mépriser !

La voix de la jeune femme vibrait d’un pur enthousiasme, son regard brillait d’une noble fierté, et sa contenance révélait l’ardeur d’un sang généreux ; elle était ainsi admirable dans sa jeunesse, sa force et sa beauté.

— Antonia ! mon Antonia adorée, ordonne, j’obéirai, je suis ton esclave ! s’écria M. d’Ambron, en la pressant contre son cœur avec une indicible tendresse.

La jeune femme se dégagea avec une souplesse féline de l’étreinte de son mari, et lui souriant d’un air moitié sérieux, moitié mutin :

— Quand partons-nous, Luis ? lui demanda-t-elle.

— Quand tu voudras, Antonia.

— Alors, ce sera tout de suite.

Ce fut sans étonnement, mais non sans plaisir, que Pa-