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la Polka, quelle mystérieuse et irrésistible influence exerce sur chacun le sang de sa race !… Lennox a beau avoir passé sa vie entière parmi les peaux rouges, il n’en subit pas moins, à son insu, certains nobles préjugés de sa véritable patrie… témoin cette commission dont il vient de me charger… Il méprise les Européens, dit-il, et cependant il craint d’être méprisé par eux. Il ne veut pas qu’ils mettent en doute son courage !… Ne serait-ce pas encore un hommage rendu à la civilisation !…

Il serait impossible de décrire l’émotion extraordinaire que produisit quelques minutes plus tard, dans les salons de la Polka, la déclaration de Joaquin Dick. Tous ceux qui furent témoins de cette scène et qui eurent, ce soir-là, le rare bonheur de voir Lennox, en parlent encore aujourd’hui et ne l’oublieront jamais.

L’homme le plus content de sa soirée était sans contredit master Sharp. Il s’était défait de ses actions avec un fort beau bénéfice, et les avait vendues avant que Lennox se fût déclaré l’ennemi du marquis : une double chance ! Seulement, le bon négociant regrettait que le départ précipité de Lennox l’eût empêché de traiter avec lui ; car il était persuadé qu’il se serait, pour une exhibition, entendu avec cet homme si populaire et si célèbre.

En rentrant chez lui, master Sharp trouva Mary qui l’attendait au salon.

— Je calcule que vous n’êtes pas encore couchée, miss Mary ! dit-il.

— Je désirais vous voir ce soir, monsieur. Vous savez que je pars demain ?

Master Sharp se frappa le front d’un air joyeux.

— Ah ! je suis bien content de ce que vous me dites là, miss Mary, s’écria-t-il.

— Pourquoi, monsieur, je vous prie ?

— Parce que j’ai cherché inutilement, pendant toute la soirée, à me rendre compte d’un nœud que j’avais à mon mouchoir pour me rappeler que je devais vous questionner au sujet de ce voyage. Je craignais d’avoir oublié ou négligé une affaire… Où devez-vous aller, miss Mary ?

— À Guaymas…

— Ah ! à Guaymas !… Je calcule que vous m’obligerez beaucoup de m’écrire aussitôt votre arrivée…

— Je n’y manquerai pas, monsieur.

— Pour m’apprendre, continua M. Sharp, quelle est la position du suif et de la farine sur cette place… Je présume qu’il doit y avoir quelque chose à faire dans ces deux articles. Vous avez sans doute besoin d’argent, miss Mary ? voilà la clef de ma caisse. Je vous souhaite un bon voyage.

Master Sharp, après avoir salué sa fille, se retira dans sa chambre à coucher. Il était de plus en plus joyeux. Un seul nuage troublait un peu sa joie : la pensée que son ami Wiseman n’avait pas assisté à tous les événements dont l’établissement de la Polka venait d’être le théâtre !… Réellement ce Sharp était le meilleur des hommes et le plus dévoué des amis !


XXIV

LE DÉPART DE SAN-FRANCISCO.


Le surlendemain du jour qui suivit le duel du marquis de Hallay et de Jenkins, M. d’Ambron se disposait, vers les six heures du matin, à monter à cheval pour faire sa promenade quotidienne, lorsque son domestique lui annonça Joaquin Dick.

— Ma visite semble vous étonner, monsieur, dit le Batteur d’Estrade. Vous avez tort. La franchise que vous avez bien voulu me montrer n’a pu ni me froisser ni m’irriter… Elle n’a servi, au contraire, qu’à consolider l’estime que vous m’inspirez…

Joaquin Dick s’assit, et reprenant tout aussitôt la parole :

— Comte, poursuivit-il, master Sharp, que j’ai rencontré hier, m’a appris une grande nouvelle à laquelle vous ne sauriez rester indifférent…

— Quelle nouvelle, señor ?

— Le départ de sa fille, miss Mary !…

M. d’Ambron rougit de dépit ; il crut à une allusion ironique à ce qui s’était passé entre lui et la jeune Américaine.

— Señor Joaquin Dick, s’écria-t-il avec une extrême vivacité, je ne m’explique réellement pas votre opiniâtreté à revenir sans cesse sur un sujet de conversation qui ne saurait vous intéresser, et qui compromet inutilement la réputation d’une jeune personne.

— Si vous aviez daigné m’écouter avec un peu plus de patience, reprit le Batteur d’Estrade, vous vous seriez évité cette question. Veuillez, je vous prie, me laisser poursuivre. Quelques mots me suffiront pour vous faire bien apprécier l’importance du fait que je vous annonce. Miss Mary, vous ne l’ignorez pas, vous aime avec la fougue et l’impétuosité inouïes que déploient les natures froides et concentrées lorsqu’elles s’abandonnent, par hasard, aux ardeurs de la passion. Pour que miss Mary se soit éloignée de vous, il faut qu’un bien impérieux motif ait pesé sur sa volonté. Il faut qu’elle ait jugé son absence favorable à la réussite de ses espérances… c’est-à-dire de son amour. Miss Mary s’est embarquée pour Guaymas. Commencez-vous à comprendre ?

— Non, répondit M. d’Ambron, après une courte hésitation.

— Je vous demande mille pardons, comte, mais il ne m’est pas possible d’accepter votre feinte ignorance. Vous avez peur, sans doute, que je ne prenne votre franchise pour de la fatuité. Cette crainte est injurieuse pour vous et pour moi. Nous ne sommes, ni l’un ni l’autre, des hommes vulgaires. Nous avons le droit de parler franchement, sans affecter une fausse modestie, sans tomber dans une mesquine hypocrisie. Miss Mary, vous le savez fort bien, ne restera pas à Guaymas, elle ne s’arrêtera qu’au rancho de la Ventana.

— Oui, vous avez raison, señor Joaquin ! Eh bien ! une fois sa curiosité satisfaite…