Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/29

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La douceur à la fois pleine de respect et d’autorité que mit le Batteur d’Estrade dans le ton de cette demande, rendait impossible un refus que, du reste, rien n’eût motivé.

— Soit ! répondit le jeune homme, n’êtes-vous pas son médecin ? Quand pourrai-je revenir ?…

— Tenez-vous tout près d’ici, Luis ! dès que j’aurai dit à Antonia ce qu’elle seule doit maintenant entendre, j’irai vous chercher !

— Chère enfant, reprit Joaquin lorsque le comte fut sorti, M. d’Ambron vient de me décorer du titre de votre médecin ; faites mieux encore… accordez-moi celui de votre père ! Je n’ignore pas, Antonia, que votre cœur n’a rien de caché pour votre mari, mais pourtant il pourrait se faire qu’une délicatesse exagérée, mal interprétée, ou manquant même d’opportunité, vous ait fait lui dissimuler soit un événement, soit une pensée, dont la connaissance l’aurait affligé. Une fille n’a pas de secret pour son père ! Voyons, ma chère Antonia, avoue-moi la vérité tout entière. Depuis hier soir, il s’est passé quelque chose qui a dû fortement t’impressionner ?

— Mon bon Joaquin, je te jure…

— Au lieu de jurer, Antonia, réfléchis plutôt… ne te presse pas… Je ne prétends nullement, comprends-moi bien, que le fait ou l’événement qui a produit un si triste résultat sur ta santé, soit bien important par lui-même… Ce n’est peut-être qu’un mot… qu’un regard… je te répète, qu’une pensée. Ce qu’il y a pour moi de certain, d’incontestable, c’est que le poison n’a pas été la cause de ton délire de cette nuit.

À mesure que Joaquin Dick parlait, l’adorable visage d’Antonia prenait une expression de recueillement de plus en plus marquée ; il était évident que la lumière se faisait dans l’esprit de la jeune femme.

— Oui, tu as raison, Joaquin, s’écria-t-elle, j’ai un secret à te confier !…

— Tu vois bien, Antonia ! dit le Batteur d’Estrade avec un accent de tendre reproche.

— Oh ! je t’assure, Joaquin, que j’étais sincère tout à l’heure en le jurant qu’aucun événement ne s’était produit depuis hier dans mon existence. Je ne le savais pas. C’est ton insistance qui, en me conduisant à interroger mon délire, a ouvert mes yeux à la vérité.

—Eh bien ! tu te tais, chère Antonia ? N’as-tu plus confiance en moi ?

— Oh ! oui, Joaquin ; mais j’ai peur que tu ne me comprennes pas.

— Pourquoi cette crainte, enfant ? Ce que tu as à me dire est donc bien extraordinaire ou bien dénué de bon sens ?

— Pour toi, Joaquin, oui ! Tu y verras une inexcusable faiblesse. Tu as toujours été, à ce qu’il paraît, si impitoyable pour ceux qui t’ont outragé ou insulté ! Tu n’as jamais pardonné à un ennemi, n’est-ce pas, Joaquin ?

Le Batteur d’Estrade resta un instant silencieux avant de répondre à cette question.

— Mon enfant bien-aimée, dit-il tristement et en baissant involontairement les yeux, je t’en conjure au nom de ton inépuisable et céleste bonté, ne reviens jamais sur mon passé ! Chaque interrogation que tu m’adresses sur ces temps de mon orgueil et de mes violences rouvre et ravive une blessure incurable et sans cesse saignante que j’ai au cœur !… Il y a bien des choses que je ne comprenais pas et que je raillais jadis, devant lesquelles je m’incline aujourd’hui humble et repentant !…

Eh bien ! Joaquin, j’ai trouvé la cause de mon délire ! Il Provient de l’impression violente que m’ont produites hier les paroles de Lennox, quand il a décrit l’effroyable vengeance qu’il compte tirer de M. de Hallay. La pensée de ces tortures sans nom, et que je ne conçois pas qu’un homme puisse inventer, a rempli ma nuit d’épouvante et d’horreur !… Je croyais entendre les cris de cet infortuné… Je voyais son corps mutilé… Son sang rejaillissait jusque sur moi, et sa voix rauque et brisée implorait ma pitié. Plusieurs fois, je me suis réveillée, mais alors, aux folles terreurs du cauchemar et de la fièvre, succédait aussitôt la pénible conscience de la réalité… car enfin, ce que Lennox a dit, il le fera… Je ne saurais en douter. M. de Hallay a été bien méchant pour moi, j’en conviens !… J’aurais compris que Luis le tuât quand il me retenait prisonnière, mais maintenant que me voici libre, pourquoi s’occupe-t-on davantage de cet homme ? Il doit être assez tourmenté par ses remords !… Et puis, cher Joaquin, je ne puis me faire à l’idée que chaque souffrance affligée à ce malheureux, le sera en mon nom ! En un mot, si mon nom était associé à une si cruelle et abominable torture, il me semblerait que je suis la complice de cette monstrueuse cruauté.

Antonia se tut un instant pour examiner quelle impression son aveu avait produite sur Joaquin. Le visage du Batteur d’Estrade exprimait un complet assentiment ; ainsi encouragée, la jeune femme continua :

— Oh ! ce n’est pas tout, mon bon Joaquin, dit-elle. Je n’ai pas achevé ma confession !…

Antonia était profondément émue ; on voyait qu’elle devait, pour poursuivre, faire appel à tout son courage.

— Joaquin, reprit-elle après une nouvelle pause, tu n’observais pas hier la contenance de M. d’Ambron, tandis que Lennox nous peignait et nous détaillait sa future vengeance, mais moi j’avais mes yeux fixés sur les siens, je ne le perdais pas de vue… Eh bien ! Joaquin, M. d’Ambron, mon noble, mon bon, mon généreux Luis, semblait approuver, les projets de Lennox ! Serait-il possible que Luis fût capable d’une telle action ? Oh ! cette idée, je le sens, me ferait bénir la mort ! Luis ressemblerait-il donc aux autres hommes ? aurait-il comme eux de mesquines et méchantes passions ? Ne serait-il pas tel qu’il m’est apparu tout d’abord ; tel que je le vois encore : un modèle de tout ce qu’il y a de bon et de beau sur la terre ? Mais voilà que de nouveau la fièvre trouble ma raison… Suspecter la noblesse sans égale du cœur de Luis, n’est-ce pas être en délire ?…

Joaquin Dick garda un long silence, son air était grave, triste et pensif ; il semblait indécis. Bientôt il releva sa tête qui s’inclinait sur sa poitrine, et regardant Antonia avec une indicible expression qui tenait tout à la fois de l’admiration la plus complète et de la tendresse la plus absolue :

— Chère et noble enfant, lui dit-il, tes appréhensions viennent d’une délicatesse poussée à l’extrême, et dont je ne saurais te faire un reproche, mais elles sont dénuées de tout fondement. Lennox, en prononçant le nom de ce misérable de Hallay, rappelait à ton mari de poignants souvenirs ; voilà ce qui le rendait taciturne et triste, mais j’engagerais ma parole que jamais il n’a songé ni à s’associer aux projets du vindicatif trappeur, ni même à les prendre au sérieux ! Il les considérait comme l’expression éphémère d’une indignation qui s’exhalait en menaces et ne devait pas se traduire en action.

— Oh ! merci ! merci ! Joaquin, s’écria la jeune femme avec une animation qui fit resplendir son adorable visage. Oui… oui… tu as cent fois, mille fois raison ! Mon Dieu, comment ai-je pu mettre un seul instant en doute la générosité de Luis ? C’est la fièvre, n’est-ce pas ? Autrement, je ne me pardonnerais jamais ce criminel soupçon. Merci encore ! Mais toi, Joaquin, qui connais le caractère de Lennox, tu sais que ses menaces étaient sérieuses.

— Oui, chère enfant, très-sérieuses, et il les exécutera.