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deux, il y a un abîme !… Ton regard est perçant, mais ton cœur est aveugle. Tu possèdes une grande expérience des passions brutales de l’humanité ; mais tu n’as jamais étudié la pensée de Dieu !… Ami Lennox, la vengeance, c’est la faiblesse ; la force, c’est le pardon !

La parole du Batteur d’Estrade vibrait d’un enthousiasme réfléchi, s’il est permis de parler de la sorte, qui l’entourait comme d’une auréole de respect. Malgré lui, Lennox courba la tête.

En ce moment, un hennissement à la fois joyeux et plaintif se fit entendre à une faible distance du plateau du voladero ; presque aussitôt l’on vit apparaître Gabilan.

Le noble et fidèle animal s’élança d’un bond vers le Batteur d’Estrade, et, allongeant timidement son cou vers lui, sembla solliciter avec une caresse le pardon de sa désobéissance. Gabilan n’avait pas voulu retourner seul à la Ventana : ses flancs, maigres et décharnés, prouvaient qu’il avait chèrement payé cette preuve d’attachement donnée à son maître.

Joaquin Dick le prit par le cou et déposa avec attendrissement un long baiser sur son front d’ébène ; le rayon de sensibilité réelle qui brilla alors dans l’œil doux et expressif de l’intelligent animal équivalait bien à une larme de joie.

— Joaquin, dit Lennox, adieu ! Je ne te quitte pas en ennemi, mais en indifférent ! Je t’ai trop aimé pour te souhaiter du mal, mais je désire ne plus jamais te revoir, car il me serait pénible de te mépriser ! J’essayerai de me persuader que tu es mort, et je garderai ainsi de toi un bon souvenir ! Pour la dernière fois, adieu !…

Le Batteur d’Estrade voulut répondre, mais ses forces complètement épuisées trahirent sa volonté ; il s’affaissa sur lui-même et s’évanouit.

Une expression de compassion sincère et de joyeux orgueil anima tour à tour le visage du vieux trappeur.

Il se pencha vers Joaquin pour lui porter secours, tout en murmurant :

— Je n’ai jamais, moi, perdu connaissance, je lui suis donc supérieur !


XXXV

LA SÉPARATION.


Antonia était de retour depuis une semaine au rancho de la Ventana : c’était grâce au dévouement des Peaux-Rouges qu’elle devait la joie de se retrouver dans sa chère demeure. Les Indiens, se relayant à tour de rôle, lui avaient fait franchir commodément, dans une espèce de litière industrieusemeht improvisée, l’énorme distance qui la séparait de la ferme.

Deux anciennes connaissances du lecteur, le Mexicain Panocha et le Canadien Grandjean, se promenaient ensemble en causant dans le jardin frais et embaumé du rancho. Panocha était vêtu de deuil : toutefois une passementerie d’un rouge éclatant promenait des lignes inextricables sur sa veste et sur sa calzonera ; le deuil de l’hidalgo provenait de la certitude qu’il avait de la mort de la comtesse d’Ambron ; quant aux dessins rouges qui tranchaient sur le fond noir de son habillement, ils prouvaient que si le Mexicain avait consenti à être triste, il n’avait pu se résigner à cesser d’être séduisant.

— Pourquoi diable ! lui demanda Grandjean, marches-tu donc si vite chaque fois que nous passons devant cette allée ? On dirait que tu as peur !…

— Moi, peur, seigneurie ! Et pourquoi donc aurais-je peur ? balbutia le Mexicain, dont le visage devint verdâtre.

— Dame ! je l’ignore. Entrons donc dans cette allée, Panocha.

Cette proposition parut causer à l’hidalgo une répulsion profonde ; mais, se voyant observé par son compagnon :

— Eh bien ! entrons ! répondit-il en affectant une indifférence que démentait le tremblement de sa voix.

— Tiens ! qu’est-ce ceci ? demanda le Canadien après avoir fait quelques pas.

— Quoi ! ceci ? répéta Panocha en se reculant avec un effroi visible.

Grandjean lui indiqua du doigt un monticule de terre recouvert d’une herbe jeune et verte, qui s’élevait au milieu d’une plate-bande de fleurs déracinées.

— Ceci, reprit l’hidalgo de plus en plus ému… eh bien ! c’est de la terre !..

— Une drôle de forme ! murmura Grandjean… On dirait…

Le Mexicain ne lui laissa pas achever sa phrase.

— Allons-nous-en, s’écria-t-il avec une incroyable vivacité.

Grandjean n’opposa aucune objection au désir si énergiquement formulé et si peu motivé de son compagnon, et le suivit en silence.

— À propos, Panocha, s’écria-t-il tout à coup, tu n’as plus eu de nouvelles de miss Mary, n’est-ce pas ?

— Non, dit l’hidalgo d’une voix sourde.

— Je suis persuadé, moi, qu’il lui est arrivé un malheur !…

Panocha prit un air vertueux ; et affectant une généreuse indignation :

— Un malheur ! dit-il, ce n’est pas probable ! Est-ce qu’il y aurait sur la terre un homme assez lâche et assez cruel pour faire du mal à une femme ?

— Miss Mary n’était pas une femme, Panocha, elle n’avait pas d’âme !…

— Oh ! caramba, ça, c’est joliment vrai ! Quelle différence entre cette abominable créature et la señora Antonia ! L’une représentait… Bon ! voilà que je me trompe… Je voulais dire : l’une représente tout ce qu’il y a de pis, et l’autre tout ce qu’il y a de meilleur sur la terre !

— Le fait est, Panocha, que doña Antonia a bouleversé toutes mes idées… Je ne sais plus ce que je dois penser des femmes !.. Je suis maintenant tenté de croire qu’il s’en trouve par-ci, par-là, quelques-unes de bonnes !…

— Je n’en ai jamais rencontré de méchantes, dit l’hidalgo en baissant modestement les yeux.

— Toi, c’est possible.., parce que tu mets une foule de drôleries et d’ajustements sur ton corps… mais moi…

Le géant n’acheva pas sa phrase et resta pensif.

— Dame ! seigneurie, on ne saurait tout avoir : la force et la beauté. Moi, par exemple, qui suis d’une complexion faible et délicate, eh bien ! en revanche, je possède un visage et une taille qui ne manquent ni de distinction, ni d’élégance.

Le géant éclata de rire.

— Toi, Panocha, distingué et élégant ? s’écria-t-il. Allons donc ! Après tout, qui sait ? C’est possible. Je me connais si peu à toutes ces choses-là ! Cependant, je parierais mon rifle contre une gaule, que madame d’Ambron est jolie. Oh ! ce n’est pas que je me vante d’avoir fait cette découverte tout de suite ; j’ai été, au contraire, très-longtemps sans me douter le moins du monde de sa beauté ; c’est seulement depuis qu’elle est revenue au rancho que j’ai fait cette remarque.

— En effet, doña Antonia n’a jamais été aussi admirablement belle qu’à présent. Il est incroyable qu’elle se soit si promptement et si entièrement remise de la terrible secousse