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fois la tête vers le rancho. Après avoir franchi la distance d’une lieue, le Batteur d’Estrade s’arrêta :

— Où allez-vous, Luis ? demanda-t-il.

M. d’Ambron leva les yeux vers le ciel.

— Je vais chercher l’oubli dans la gloire, répondit-il lentement. Et vous, Joaquin ?

— Moi, le repos dans le repentir.

Les deux hommes s’embrassèrent, puis chacun d’eux s’éloigna dans une direction opposée.

M. d’Ambron avait lancé son cheval vers Guaymas, Gabilan galopait vers le désert.


XXXVI

LE FLÉAU DE SON VILLAGE.


Le bourg de Villequier présente l’un des sites les plus charmants que l’on puisse s’imaginer.

Coquettement bâti à mi-côte d’une vaste colline, et dominant par sa position géographique une immense étendue de pays, il offre un panorama admirable.

En bas de la colline, on aperçoit une trentaine de chaumières irrégulièrement groupées sur le bord de la Seine. Ces chaumières composent un hameau qui s’appelle le Bas-Villequier, et est à peu près exclusivement habité par des pêcheurs et des pilotes.

Vers la fin du mois d’août de l’année dernière, 1855, j’étais assis au Bas-Villequier, devant la porte d’un misérable bouchon, le seul café de l’endroit, et je vidais un pichet de cidre, tout en écoutant avec un vif intérêt les propos colorés et techniques qu’échangeaient entre eux une dizaine de pêcheurs que la chaleur accablante de l’atmosphère avait fait se réfugier dans cette espèce de cabaret.

Tout à coup des exclamations, qui ressemblaient presque à des huées, partirent des bancs des buveurs. Je me retournai, et j’aperçus un grand gaillard de vingt-cinq à vingt-sept ans qui, la tête enflée outre mesure et entortillée dans un large mouchoir à carreaux, marchait d’un air dolent et humilié.

— Eh ! Le Dru ! ne passe donc pas si fier devant les amis ! lui cria un pilote. Comme t’as l’air brave aujourd’hui, mon gars ! est-ce que tu reviens de la noce ?

— Oui, parlons-en de la noce, elle est belle, répondit Le Dru, en poussant un gros soupir.

— Allons, je vois ce que c’est, t’auras rencontré l’Ours-Gris ; n’est-ce pas, mon gars, que tu l’as rencontré ?

— Pardi, ce n’est pas bien malin à deviner ! ça se voit, du reste…

— Et il t’a rossé comme d’habitude ?…

— Si c’avait été comme d’habitude, je ne me plaindrais pas… J’y suis fait.

— Alors ça été plus que d’habitude ?…

— Je crois bien, il a failli me périr. Ah ! mais cette fois-ci, c’en est trop aussi, c’est fini !… Je vais le dénoncer à la justice ; il ira aux galères !

— Avec ça qu’il s’en moque pas mal de la justice, l’Ours-Gris ! s’écria un pilote. On le condamne tous les jours par contumace, et ça ne l’empêche pas de recommencer le lendemain !… M’est avis que nous ferions mieux de nous entendre entre nous sur le moyen de nous débarrasser de ce fléau. Si on se mettait tous contre lui, hein ?

Un silence significatif accueillit la proposition du pilote. Il était évident que cette espèce de croisade ne semblait plaire que médiocrement à ceux à qui on la proposait.

— Après tout, dit un pêcheur, il n’est pas trop méchant tout de même, quand on le laisse tranquille. Faut pas le contrarier dans ses manies, voilà tout !

En ce moment une assez faible détonation d’arme à feu retentit à quelques centaines de pas du cabaret.

— Entendez-vous, dit Le Dru, le voilà qui tire des lièvres dans les joncs, et la chasse n’est pas encore ouverte. S’il ne finit pas sa vie aux galères, il aura de la chance.

— C’est tout de même un fameux tireur, dit un pilote. On n’en rencontrerait pas un pareil dans tout le département. Il ne charge jamais son arme qu’avec une balle. Il prétend que la grenaille n’est bonne qu’à nettoyer les bouteilles.

— Oui, un fameux tireur, répéta le reste des assistants, avec ce respect instinctif que la force ou l’adresse éveille toujours chez les gens des campagnes.

— Eh ! dites donc, père Duvat, s’écria Le Dru en s’élançant vers un homme qui passait devant le cabaret, où donque vous allez comme ça ?…

L’homme interpellé par Le Dru portait une plaque de cuivre luisant sur la poitrine : c’était le garde champêtre de la commune.

— Où je vas ? répondit-il avec un certain embarras, mais chez nous !…

— Tiens ! est-ce que vous avez donné votre démission…

— Non pas donc !… Pourquoi cette question ?…

— C’est qu’il me semblait drôle que vous n’alliez pas arrêter le braconnier qui chasse sous votre nez dans les joncs…

— On chasse dans les joncs ? répéta le garde champêtre en simulant un grand étonnement !… Farceur, va ! vous voulez vous moquer de moi !

Le malheureux et très-embarrassé garde n’avait pas achevé sa phrase, qu’un nouveau coup de feu se fit entendre à une faible distance.

— Eh bien ? dit Le Dru.

— Eh bien ! je m’en vas chez nous, répondit le garde en prenant bravement son parti.

J’étais, je ne le cacherai pas, assez intrigué de savoir quel pouvait être ce personnage, désigné sous le sobriquet de l’Ours-Gris, qui comptait si peu de partisans à Villequier, et tirait à balle les lièvres ; je résolus de satisfaire ma curiosité.

Je n’avais pas fait deux cents pas, que je me trouvai face à face avec une espèce de géant armé d’une carabine.

L’Ours-Gris, car ce ne pouvait être que lui, me regarda de travers et s’arrêta comme s’il s’attendait à ce que je lui adressasse la parole. L’occasion était trop belle pour la laisser échapper. Je la saisis avec empressement.

— Avez-vous fait une bonne chasse, monsieur ? lui demandai-je.

— Est-ce qu’il y a du gibier ici ? me répondit-il.

— Dame ! pourtant ces trois lièvres que vous portez en sautoir ?…

Le géant haussa les épaules d’un air de pitié.

— Vous appelez ça du gibier, vous ? dit-il en m’interrompant.

Il allait s’éloigner, je l’arrêtai par une nouvelle question.

— La chasse est donc ouverte ?

— Faut le croire, puisque les lièvres courent en liberté.

— Je vois que vous ne redoutez guère les procès-verbaux !

— Tiens, tiens ! est-ce que vous seriez de ces gens qui s’amusent, pour ennuyer le monde, à noircir du papier ? me demanda l’Ours-Gris, d’un air peu aimable. Si c’est un procès-verbal que vous avez à me déclarer, il ne faut pas vous gêner… je ne me fâcherai pas. Qu’est-ce que cela me fait à moi, un procès-verbal de plus ou de moins ?

Les paroles du géant étaient soumises, mais le ton dont il les prononça annonçait une sourde irritation prête à éclater.

— Vous vous trompez du tout au tout sur ma profession et sur mes intentions, lui répondis-je. Je ne suis revêtu d’aucun caractère officiel.

— Eh bien ! tant mieux pour vous ! s’écria-t-il.

— Pourquoi cela, tant mieux ?

— Parce que j’ai juré de scalper le premier homme de justice qui viendra me chercher querelle avec sa plume !… Dame ! que voulez-vous ? je ne suis pas méchant, mais la patience humaine a des bornes, il faut que tout cela finisse !…

Ce mot de scalper, dans la bouche d’un paysan normand, me surprit étrangement.