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— C’est parbleu vrai ! dit Anselme. Seriez-vous, citoyen, un magicien ?

— Je ne suis qu’un homme que vous avez généreusement traité, et qui vient à son tour vous rendre un léger service, répondit le prétendu paysan. Je n’entends certes pas m’acquitter par si peu avec vous ; mon intention n’est que de vous payer les intérêts de la reconnaissance que je vous dois !… Je vous apporte tout bonnement à souper !

— À souper ! répéta Anselme avec joie, ma foi, ce n’est pas de refus ; je meurs de faim.

Le mystérieux inconnu plaça alors sur la table boiteuse de la chambre un panier assez lourd, dont il retira une volaille froide, deux bouteilles de vin, du pain et des fruits.

— À présent, messieurs, nous dit-il, il me reste, avant de prendre congé de vous, probablement pour toujours, car je ne crois pas que nous devions jamais nous revoir, à vous réitérer l’expression de ma reconnaissance et à vous donner un conseil : Ayez soin, pendant votre séjour à Chevrières, de ne jamais vous aventurer seuls aux environs du village.

— Pourquoi cela ? sommes-nous donc en pays ennemi ? lui demandai-je.

— Si vous aviez pris la peine de réfléchir un moment et de vous rappeler quelle est la mission dont vous êtes chargés, vous ne m’auriez pas adressé cette question, me répondit-il.

— Le fait est, dit Anselme, que le citoyen à raison ! Nous n’avons pas été envoyés ici précisément pour faire le bonheur du paysan, et je conçois que les habitants de Chevrières ne nous portent pas dans leurs cœurs… J’avoue franchement que je ne serais pas fâché de quitter ce village…

— Oh ! quant à cela, ne craignez rien. Vous n’y resterez pas longtemps, nous dit en souriant d’une singulière façon notre mystérieux et inconnu ami.

— Y aurait-il un complot pour nous chasser ? Compte-t-on nous faire tomber dans quelque embuscade ?

— Rassurez-vous, messieurs ; pour peu que votre conduite soit tolérable, c’est-à-dire pour peu que vous vous contentiez de piller et de jurer, il ne sera rien tenté contre vous. Seulement, si vous, avez quelque influence sur vos compagnons, conseillez-leur bien de ne se porter à aucune fâcheuse extrémité envers les quelques habitants qui se trouvent en ce moment à Chevrières.

— Et pourquoi pensez-vous qu’il n’est pas probable que nous restions longtemps à Chevrières ?

— Parce que le commandant de votre détachement ne se plaira sans doute pas ici !

— Le capitaine se plaît partout là où il y a des mesures de rigueur à prendre, des ordres sévères à faire exécuter. Nous en avons encore au moins pour quinze jours de séjour ici.

— Je ne crois pas ! dit l’inconnu en accompagnant sa réponse d’un sourire narquois. Au reste, observez demain avec attention la figure de votre capitaine, vous y verrez sans doute la trace de l’insomnie que lui auront causée ses réflexions de cette nuit. Mais l’heure s’avance, et je dois me trouver, avant le lever du soleil, à dix lieues de Chevrières. Encore merci et adieu !

L’inconnu nous donna alors, à Anselme et à moi, une chaleureuse poignée de main, et je me dirigeais vers la porte pour lui ouvrir, lorsqu’il éteignit tout à coup sa lanterne ; nous nous trouvâmes plongés dans une obscurité profonde.

— Êtes-vous fou ! m’écriai-je ; — rallumez donc votre lumière. Mais il ne me répondit pas.

— Vous êtes-vous donc envolé, citoyen magicien ? dit Anselme. — Le même silence continua de régner.

— En proie à une vive surprise, je me dirigeai à la hâte et à tâtons vers l’endroit où avant de me coucher, j’avais déposé ma pierre à feu, mon amadou et mon briquet, et je m’empressai d’allumer une chandelle.

Que l’on juge de mon étonnement et de celui d’Anselme : l’étranger avait disparu.

Il est probable que si une tierce personne fût entrée en ce moment dans notre chaumière ; elle n’eût pu s’empêcher de rire en voyant l’air de stupéfaction, d’hébétement même, c’est le mot, avec lequel Anselme et moi nous nous regardions.

Je fus le premier à rompre le silence.

— Eh bien, dis-je à mon compagnon, que pensez-vous de cette aventure ?

— Je pense, me répondit-il, que j’ai eu tort de mettre en doute, jusqu’à ce jour, l’existence du diable ? Je ne sais plus où j’en suis. Mais voyons donc un peu la porte, elle s’ouvre peut-être au moyen d’un ressort secret ?

— Comment voulez-vous que des traverses de bois, que nous avons placées nous-mêmes, puissent se mouvoir au moyen d’un ressort secret ?

— En effet, cela me semble impossible. Au reste, regardez ; tout este ordre : on n’a rien déplacé.

— Alors il faut absolument que cette chaumière, possède quelque issue souterraine. Si nous sondions avec les baïonnettes et les crosses de nos fusils les murs et le plancher ?

— C’est une idée ; essayons.

En vain examinâmes-nous avec le plus grand soin le sol et les murailles ; la crosse de notre fusil, partout où elle s’abattit, produisit un son mat et sec, qui nous prouva jusqu’à l’évidence qu’aucune issue secrète n’existait dans la chaumière.

— Vraiment ! s’écria Anselme, c’est à en devenir fou d’étonnement ! Je pense que nous ferions bien de ne plus nous occuper davantage de ce mystère. Soupons, cela nous distraira.

Comme j’étais à jeun depuis le matin, je me rendis sans peine à cette invitation ; nous nous mîmes à table.

Je dois rendre cette justice à notre bizarre ami, dont, soit dit en passant, car je ne tiens nullement à donner de fausses espérances au lecteur, il ne sera plus jamais question : je dois, dis-je, lui rendre cette justice d’avouer que sa volaille était cuite à point, ses deux, bouteilles de vin de première qualité, et ses fruits de choix.

Ce repas, dont nous avions si grand besoin, achevé, nous, regagnâmes notre lit, ou, pour être plus exact, notre botte de paille, et nous nous préparâmes à dormir. Toutefois, nous décidâmes que cette fois nous laisserions jusqu’au jour notre chandelle allumée.

Il devait y avoir déjà assez longtemps que le sommeil avait abattu mes paupières, lorsqu’une forte pression, que je ressentis à mon bras, me réveilla en. sursaut.

— Silence, c’est moi, me dit vivement Anselme à voix basse.

— Qu’y a-t-il ? des revenants ?…

— Ne plaisante pas, camarade ; je t’assure que je ne suis pas rassuré du tout. Écoute… N’entends-tu pas ce bruit qui semble sortir des entrailles de la terre ?…

— Oui, en effet, voilà qui est étrange ! Mais, j’y pense… Au fait, pourquoi, pas ? cela n’aurait rien d’extraordinaire…

— Voyons, parle vite : quelle est ton idée ?

— Tu ne la partageras peut-être pas, Anselme ; quant à moi, je t’avertis que-je n’en démordrai plus ! mon opinion, vois-tu, est que nous nous trouvons dans un repaire de faux-monnayeurs !

— Ah bah ! tu crois ? Après tout, c’est fort possible. Ce sont des conspirateurs royalistes qui contrefont probablement des assignats.

— Tu complètes mon idée ; écoute. Oui, c’est bien cela,