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faire qu’en pleine révolution, alors que le moindre retour au passé est une chose considérée et punie comme un crime, vous n’ayez apporté aucun changement dans votre genre de vie ? Que vous conserviez vos domestiques en livrée, votre abbé en soutane ; que vous portiez votre titre et fassiez publiquement célébrer la messe dans la chapelle de votre château ? J’avoue que votre hardiesse et l’impunité qui l’accompagne, constituent un mystère inexplicable pour moi !

— Ce mystère est pourtant bien facile à expliquer, me répondit le comte en souriant. L’extrême liberté d’action dont je jouis en ce moment est le fruit de mon passé. Je ne suis pas de ces gentilshommes qui ne sont devenus humains que depuis que la révolution s’est montrée cruelle et injuste envers eux. J’ai toujours été bon avec tout le monde, et surtout envers mes vassaux…

— Alors, c’est à la reconnaissance de vos bienfaits qu’il faut attribuer cette paix que vous goûtez aujourd’hui, au beau milieu de la tourmente ?

— Pas précisément, c’est plutôt à un égoïsme bien entendu ! Je vous ai dit que j’ai toujours été bon, mais je n’ai pas ajouté pourquoi je l’ai été. Voici le fait en peu de mots. Vous savez que chacun possède certains goûts et certaines manies ; moi, j’aime par-dessus tout la joie et la gaité. Un visage sombre et triste m’a toujours été une chose pénible à voir, quand bien même je ne m’intéressais pas au motif qui produisait cette tristesse.

Par contre, rien ne m’est agréable comme d’entendre résonner un joyeux éclat de rire, comme de reposer mes yeux sur une figure souriante et épanouie. J’ai donc toujours fait le bien au point de vue, si je puis m’exprimer ainsi, de mon agrément personnel. Un de mes paysans était-il assigné par mon homme d’affaires, vite il accourait à moi pour obtenir un délai, et je m’empressais aussitôt de déchirer l’assignation qui affligeait le pauvre diable ! Un mariage avait-il lieu entre mes vassaux, si les fiancés étaient pauvres, je me chargeais de leur dot ; s’ils étaient à leur aise, je mettais à leur disposition les ressources du château pour la célébration de la noce, et, en voyant tous les visages joyeux, je m’amusais beaucoup.

Lorsque 89 est arrivé, j’ai été un moment sur le point d’émigrer ; mais mes paysans sont venus me supplier avec tant d’instances de ne pas les abandonner, que je ne me suis pas senti le courage de repousser leur prière ; je suis resté. Seulement j’ai eu soin de faire mes conditions.

« Mes amis, leur ai-je dit, je conçois que vous teniez à moi, et je veux bien ne pas passer à l’étranger ; toutefois, je n’entends pas que ma condescendance à vos désirs me devienne nuisible. Ma conduite sera ce qu’elle a toujours été. Je continuerai d’être votre ami et non votre seigneur, mais je veux aussi pouvoir compter sur votre affectueuse obéissance. Convenons que pour nous la révolution n’existera pas ; que nous resterons en dehors des événements, que nous continuerons à vivre joyeusement en paix comme par le passé, et c’est un marché conclu.

« À présent, si vous voulez politiquer, ouvrir des clubs, prendre des mesures patriotiques, faire des motions et sauver la patrie, j’ai bien l’honneur d’être votre serviteur ! Comme je ne puis supporter la vue de figures sinistres et affairées, je pars ! C’est à prendre ou laisser. » Ma franchise eut un plein succès ; mes paysans me jurèrent que jamais je n’aurais à me plaindre d’eux, et que, comme ils ne pouvaient espérer de devenir plus heureux qu’ils ne l’étaient, ils ne tenaient nullement à se lancer dans la tourmente.

« Ma foi, mes amis, leur dis-je, je crois que vous avez raison. Au point de vue de l’intérêt et de l’égoïsme, vous agissez en gens qui savez calculer ; car, supposez que vous brûliez mon château, — cela est à présent de mode, — que vous dévastiez mon parc et incendiiez mes forêts, qu’en résultera-t-il pour vous ? Que si vous aviez besoin d’argent, vous ne pourriez plus puiser dans ma bourse ; que si vous