Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 1, 1866.djvu/48

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— J’espère, brave adjudant, me dit-il bientôt après, en éclatant de rire, que tu as été complètement battu ! Voyons, ne me garde pas rancune de mon triomphe. Cette aristocrate n’est pour toi qu’une jolie personne, tandis que pour moi elle représente l’accomplissement d’une vengeance ! N’essaye donc pas de me la disputer ! Au reste, je saurai te dédommager à l’occasion de la condescendance à mes désirs !

— Tu te trompes étrangement, cher Pistache, lui répondis-je en affectant un air dégagé et insouciant, si tu te figures m’avoir pour rival. J’aurais été content de pouvoir être utile à cette enfant ; car sa douleur m’avait attendri ; mais voilà tout.

— Tu es jeune, tu es encore bien jeune, mon naïf adjudant ! s’écria Pistache en continuant de rire. Quoi ! tu te figures bonnement que les aristocrates éprouvent réellement les sentiments qu’elles affectent ? Quelle erreur ! ce sont des comédiennes consommées qui savent admirablement jouer leur rôle et en imposer aux incrédules comme toi. Quant à moi, je connais trop leurs ruses et leur hypocrisie pour me laisser prendre à leurs grimaces !

— Où allons-nous à présent, citoyen ? demandai-je à Pistache afin de couper court à la conversation.

— Chez le secrétaire du comité révolutionnaire, notre amphitryon d’aujourd’hui.

Dix minutes plus tard, Pistache-Carotte me présentait à ses collègues comme étant un des officiers les plus capables de l’armée, et en outre, le patriote le plus pur que l’on pût trouver, On m’accueillit à merveille.

Le dîner, à défaut de gaité, présenta une grande animation, car on ne parla que de politique.

Le siége de Toulon, les armées d’Italie et celles du Nord, la Convention, Robespierre, Danton, les Jacobins, Chaumette, Hébert et le tribunal révolutionnaire firent tous les frais de la conversation.

On discuta ensuite sur les moyens à prendre pour donner plus de force au mouvement révolutionnaire et assurer le salut public, mais cette discussion ne dura pas bien longtemps, grâce à l’unanimité de l’opinion des membres présents : tous tombèrent tout de suite d’accord que on n’obtiendrait ces heureux résultats qu’en donnant une grande activité à la guillotine !

— Allons, citoyens, s’écria le secrétaire, voici l’heure de la séance qui va sonner, il nous faut quitter la table ; nous reviendrons ce soir manger la desserte.

Les convives se levèrent alors, et je me disposais à m’éloigner, lorsque Pistache me saisissant par le bras :

— Au nom de la loi, je t’arrête, déserteur ! me dit-il en riant. Ah ! tu te figures que je m’en vais te laisser ainsi te mettre eu quête de ta bien-aimée aristocrate ! Je ne suis pas si sot ! Tu vas m’accompagner à la séance !

— Mais je n’ai pas l’honneur d’être ton collègue, et je ne puis par conséquent pénétrer dans la salle de vos conférences…

— Tu le peux parfaitement : nous délibérons toujours en public !

Ne voulant pas, je le répète, éveiller les soupçons de mon ami Pistache, je n’insistai plus pour recouvrer ma liberté, et je le suivis sans me faire prier.

Dès que les membres du Comité révolutionnaire eurent pris place, le secrétaire lut rapidement quelques dénonciations, on entendit très-sommairement le témoignage des citoyens cités, puis on rendit, toujours avec la même rapidité, un assez grand nombre de mandats d’arrestation.

Pendant que le comité fonctionnait, je me mis à feuilleter un grand registre placé devant moi : c’était le journal des procès-verbaux. Je remarquai que la forme adoptée par ce tribu était aussi expéditive que simple.

Voici la copie d’une de ces minutes écrites sur une feuille volante, que je ramassai par terre et emportai avec moi.


« Pour avoir dit : « Périsse la République qui nous, fait mourir de faim, et vive le pape qui nous faisait vivre ! » Charles Crétot, apothicaire, sera mis en état d’arrestation dans la maison de réclusion. Le scellé sera apposé sur ses papiers, meubles et effets.

Signé : Chou-Navet Dumont,
« Président, etc. ;


« Pour avoir voulu entretenir une correspondance avec son fils émigré, M. Labalue, ci-devant, sera traduit devant le comité de sûreté générale, auquel extrait du présent sera adressé avec les papiers et lettres saisis. »

Signé : Chou-Navet Dumont,
« Président, etc. ;


« Pour avoir entendu la messe dite du pape, en se tournant du côté du grand chemin d’Arles ; avoir fait baptiser un enfant à la cave et permis à sa famille de porter de beaux habits le dimanche et de vieux et sales le jour de décade, Granet père, marchand, sera mis pendant un mois en état d’arrestation chez lui.

« Pour avoir composé une pièce qui peut être qualifiée de factum et qui paraît se rapporter aux prétendus droits du pape sur Avignon, Trophime Laffat, prote chez le citoyen Laurent, imprimeur, sera traduit devant le Comité de sûreté générale, auquel copie du présent sera adressée ainsi qu’un exemplaire dudit factum.

Signé : Chou, etc.


« Pour avoir dit que cette ville d’Avignon appartient au pape de même que Paris appartient au roi ; avoir ajouté que bientôt Avignon, — faisant allusion aux armes papales, — retournera à qui de droit, Jean Audibert, homme de loi, sera mis en arrestation dans la maison de réclusion ; le scellé sera apposé sur ses papiers, meubles et effets.

« Pour avoir empêché son fils de chanter le « Ça ira » et lui avoir appris le vaudeville : « Vive Henri IV ! », André Trimoulet, dit Sans-Peur, marchand de soieries, sera mis en état d’arrestation, et le scellé sera apposé sur ses papiers, meubles et effets.

« Pour avoir vendu son blé un tiers de moins en valeurs métalliques qu’en assignats, Joseph Couriel, du village de la Côte, commune de l’ex-Saint-Jean, sera mis en état d’arrestation dans la maison de réclusion ; le scellé sera apposé, etc., etc.

« Pour ne pas s’être réjoui lors de la victoire de Jemmapes et avoir dit que Toulon était imprenable, Jean Rigault, ancien canonnier de la marine, sera mis en état d’arrestation ; le scellé, sera apposé sur ses papiers, etc. etc.

« Pour avoir donné asile à son frère, prêtre insermenté et rebelle, François Laussel, cultivateur du hameau des Pruniers, commune de Castelfort, sera mis en état d’arrestation dans la maison de réclusion ; le scellé sera apposé, etc., etc.

Signé : Chou-Navet Dumont,
« Président.
Signé : Laitue Planchet,
« Secrétaire.


Après avoir parcouru une assez grande partie de ce registre, je fis deux observations : la première, que dans les séances du matin, les mêmes faits étaient bien plus sévèrement jugés que quand ils se présentaient à la séance de