Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 4, 1866.djvu/7

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MONSIEUR JACQUES, z s


— Alors c'est {out différent. Tu n'as rien à réclamer.

— Je réclame, cependant, que vous me laissiez vendre ma maisou qui est bien à moi.

— Impossible! les biens possédés par indivis avec les émigrés, ou les gens considérés comme tels, doivent être vendus au profit de lu République, sauf le recours ultérieur des co-propriélaires : telle est la loi, nous devons l'exécuter sans y rien modifier.

— Mais, citoyen, comment voulez-vous que, poursuivi comme je le suis déjà par les impositions personnelles que je dois, et dont il m'est impossible de m'acquitter, je puisse Soutenir un procès contre, l'Etat? s

— Cela ne nous regarde pas! Notre devoir est de faire appliquer la loi.

— Allons, ma pauvre Babet, dit le malheureux infirme en s'adressant À sa gouvernante qui pleurait à chaudes larmes, aide-moi à me lever, et donne-moi ton bras,

— Où voulez-vous aller, mon maître demanda la vieilfe file tout en sanglotant.

— Chercher une place à l'hôpital! répondit l'infirme d'un ton résolu et résigné tout à la lois, Quant à toi, ma pauvre fille, je suis bien triste et bien malheureux de L'abandonner ainsi dans la misère, après les vingt années de soins dé- voués que tu as eus pour moi ; mais que veux-lu, contre la force, on ne peut que couber la tête.

Le’ \ieillard, aidé de sa gouvernante, se leva alors peine el s'éloigna comme il était venu, c'est-à-dire d’un pas pénible et chancelant.

— Ma foi, dis-je À mon compagnon, je ne tiens pas à être plus loisteips témoin des douleurs et des misères qu semblent s'être donné rendez-vous ici, Puisque vous con- näissez la façon dont les affaires s'expédient au district, et que vous avez bien voulu m'offrir vos services, veuillez me daire viser ma feuille de route, et parton

En effet, il suffit de deux mots dits par mon complaisant cicérone au secrétaire pour obtenir ce que je demandais.

— Savez-vous bien, mon cher monsieur, que sans votre heureuse rencontre el votre extrême obligeance j'aurais été bien embarrassé, dis-je à mon compagnon, lorsque nous fümes dans la rue. Agréez, je vous prie, toute l'expression de ma reconnaissance. *

_— Sachez que pour moi vous n'êtes pas un inconnu, eL eue ne me devez aucune reconnaissance, me répon dit-il,

— Comment! je ne vous suis pas inconnu ! Je ne me rap- pelle cependant pas avoir jamais eu, avant ce jour, l'hon- neur de vous rencontrer,

— C'est vrai, mais je vous ai vu, moi!

— Ah! et où cela donc, je vous prie?

— Ici, même, à Saint-Fiour.

= Où je ne suis arrivé que depuis hier.

— Oui, mais où vous vous êtes promené ce compagnie d'une personne que j'aime autant que j'estime,

— Vous m'intriguez extrèmement! De quelle personne voulez-vous donc parler ? Ë

— Du jeune comte Gaston de L*, me répondit mon compagnon à voix basse el après s'êlre assuré, par un regard circulaire, que personne ne se trouvait à porlée de nous entendre,

J'avouerai qu'à celle réponse je me sentis pälir, car l’idée me vint que j'étais au pouvoir d’un espion.

— Je ne connais pas ce comte Gaston de L*##, répondis- je avec embarras,

— Oh! ne craignez rien, reprit mon compagnon en sou- riant, mon intention n’est pas de vous perdre. Croyez-vous done que, si j'étais un partisan de l'ordre actuel des choses, je me serais exprimé devant vous comme je l'ai fait sur le compte des administrateurs du district. Rassurez- vous, le père du jeune comte de L*#* a été mon bienfaiteur. el, grâce à sa générosité, je jouirais aujourd'hui, sans la Révolution, d’une honnète aisance.

Dounez-Moi donc, je vous en conjure, des nouvelles de M. Gaston. Depuis que je l'ai aperçu, ce matin, affublé d’un déguisement de paysan, passer dans la rue, je suis d’une


inquiétude mortelle, Voilà pourquoi je me suis attaché à vos pas et vous ai proposé de vous Conduire au district !

— Hélas! mon cher monsieur, répondis-je d'une voix émue, j'ai perdu moi-même de vue depuis plus de deux heures celui que vous appelez Gaston. J'ignore ce qu'il est devenu.

— Quoi! vous n'avez aucun soupçon de ses desseins? Gomment et pourquoi a-t-il commis l'imprudence mortelle d'entrer à Saint-Flour? Compte-t-il y rester longtemps? Groyez-vous qu'il me soit permis de lui être utile?

— Je vous répète qu'il m'est impossible de salisfaire votre curiosité. Je ne sais absolument rien. y

Mon compagnon me regarda fixement, et baissant encore la voix :

— Je conçois que vous n’aimiez point à causer dans la rue, me dit-il; voulez-vous me faire l'honneur de m’accom- pagner chez moi et d'accepter la pauvre, mais loyale et sin- cère hospitalilé que je vous offre ?

+ — Je le voudrais; mais je ne le puis : il faut que je re- tourne à l'auberge, pour y attendre celui que vous appelez le comte Gaston de L#*,

— En ce cas, je n’insiste point. Veuillez, toutefois, je vous en conjure, rappeler au fils de mon bienfaiteur que Char= les V*%, l'ex-gérant des biens de son père, demeure au nu- méro 17 de la Grande-Rue, et qu'il est resté dévoué jusqu'à la mort à la noble famille des comes de L***,

Charles V**, après m'avoir parlé ainsi, me serra cordia- lement la main et me que en me répélant son adresse. Un quart d'heure plus tard, je rentrais, de plus en plus inquiet sur le sort de Gaston, dans l'auberge du Niveau-Egali- laire.

OL

Une fois seul dans ma chambre, je voulus, pour tromper ma fiévreuse impatience, essayer de Lracer Sur. mon carnet de voyage les principaux événements dont j'avais été témoin. pendant les derniers jours qui venaient de s'écouler. Hélas! ce fut en vain que je taillai mon crayon, que je plaçai mon album tout grand ouvert devant moi.

A chaque bruit de pas, au moindre craquement que fai- sait entendre l'escalier vermoulu de bois de l'auberge, je m'élançais de dessus ma chaise et j'allais placer mon oreille contre la porte.

En vain ma raison, d'accord avec mes pressentiments, me disait que Gaston ne devait plus revenir, que je l'avais vu pour la dernière fois, je me débattais contre la réalité, et je m'eflorçais de me persuader que tout espoir n'élail pas perdu...

Bientôt la nuit se fit.

Une forte pluie, annoncée depuis le matin par l'état de l'atmosphère, commença à Lomber el fouetta avec violence les carreaux fèlés de ma fenêtre,

Chacun sail combien les objets qui nous entourent, com- bien le milieu physique dans lequel nous nous trouvons, in- fluent puissamment sur notre imagination, pèsent sur nos pen- sées. La pluie, l'obscurité devenue profonde et un froid gla- i, qui ne tarda pas à se déclarer, me plongèrent au bout d’une demi-heure dans un tel découragement que je ne pus relenir mes larmes.

Souvent, dans ma vie, je me suis trouvé dans des posi- tions critiques, désespérées ; j'ai assisté à d’horribles spec- lacles, à d'épouvantables catastrophes, eh bien ! je ne me rappelle pas avoir passé une heure plus pénible que celle-là.

Je suis persuadé que si l’hôtelier, intrigué sans doute de mon absence, ne fût pas venu s'informer si je désirais souper, f serais resté debout et sans songer à me coucher le reste de la nuit. à

Craignant toutefois d'attirer des soupçons ou d’éveiller l'attention sur moi, Car j'élais intimement convaincu que le jeune comie Gaston devait devenir avant peu le sujet de conversation de loute la ville de Saint-Flour, et je ne me dissimulais pas que la moindre imprudence de ma part suf-