Page:Duranty - Le Malheur d’Henriette Gérard.djvu/126

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d’arbres assombries et comme blotties les unes contre les autres sous les grosses nuées, les lointains bleus comme de l’ardoise, de grandes raies noires produites par l’ombre des nuages, tachant le terrain à diverses distances, donnaient un air morne aux environs de Villevieille.

Émile partit avec une résolution venant de la conscience plus que de l’enthousiasme. La veille au soir il eût été apôtre, mais ce matin il n’était plus qu’un soldat accomplissant son devoir, que dis-je ? sa consigne. Tout homme qui n’a pas l’intention de vaincre ou mourir dans une entreprise qu’il poursuit a toujours un refuge de conscience, une combinaison pour justifier d’avance sa déroute. Il va au feu, mais il n’y restera pas.

« J’emmènerai Henriette ! si je ne réussis pas, » se disait Émile.

En entrant dans le salon des Tournelles et en regardant madame Gérard, il comprit qu’il ne pourrait lutter, et il ne se sentit pas plus d’élan devant elle qu’un homme lié des pieds et des poings qu’on poserait devant un adversaire parfaitement armé et libre de ses mouvements.

À peine fut-il annoncé et eut-il salué, que madame Gérard lui dit :

« J’aime à croire, Monsieur, que vous êtes un homme d’honneur.

— Madame, je le pense, répondit Émile, qui avait beaucoup compté diriger l’entretien et prononcer la première phrase. Ce début l’embarrassa, il perdit sa présence d’esprit, et, voyant qu’il allait mal s’en tirer, son seul désir fut de terminer le plus tôt possible son supplice.

— Vous n’auriez donc point voulu abuser de l’inexpérience d’une jeune fille… »

Émile n’était pas trop sûr de ce qu’il avait voulu : il hésitait à affirmer sa propre vertu, il était obligé de se faire passer un petit examen avant de répondre.

« Je suis, dit-il, tellement loin de là, que je viens vous demander…

— Je sais ce que vous allez me dire, interrompit madame