Page:Duranty - Le Malheur d’Henriette Gérard.djvu/155

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avait soixante, quatre-vingt et peut-être cent mille livres de rentes, il y eut un enthousiasme grave. Corbie dit alors que Meus n’était plus jeune.

« Ah ! qu’est-ce que ça fait ? dit Pierre : le bonhomme Charrier a bien marié sa fille à un homme de soixante-trois ans : ça se voit tous les jours. Tant mieux pour les filles quand le mari est vieux. Elles se marient exprès pour être veuves.

— Il faut nous l’amener, dit madame Gérard, on le présentera comme une nouvelle connaissance. Il fera sa cour modérément d’abord, pour qu’Henriette ne s’effarouche pas. Mon beau-frère aura soin de l’en prévenir. »

Il fut convenu que Corbie irait chercher Mathéus le surlendemain. Il lui écrivit aussitôt, et le vieux homme parut à ses domestiques d’un entrain et d’un mouvement étranges la veille de sa visite aux Tournelles.

Henriette attendait avec une patience triste la réponse d’Émile, ou quelque autre signe qui vînt témoigner qu’il était toujours là. Elle reparut au salon, attirée par les empressements et les façons agréables de tout le monde, préférant les distractions de cet entourage, en apparence bienveillant, à la solitude pénible de sa chambre. Reconnaissante envers tous de ce qu’on lui épargnait les reproches muets, les insinuations, les attaques, elle croyait s’être encore trompée sur le compte de ceux qu’elle avait si peu estimés ou aimés auparavant, et s’étonnait de n’avoir pas pénétré plus tôt leur délicatesse et leur bonté. Pour la préparer à son insu aux démonstrations qu’on comptait l’amener à faire devant Mathéus, le président lui demanda un peu de musique le soir ; elle consentit et joua quelques airs mélancoliques qui n’amusèrent pas beaucoup l’auditoire mais qui eurent pour elle un effet calmant et engourdissant, en substituant la tristesse des sons à celle des idées.

Sa mère lui parla de dessiner ; on obtint encore d’elle la lecture de quelques poésies. Elle avait conservé une sérénité relative en calculant qu’Émile avait pu rencontrer des obstacles qui l’empêcheraient de lui faire parvenir tout de suite cette désirée réponse. Ce qui la tourmentait bien plus, c’était de ne pas connaître la vérité sur l’entrevue d’Émile et de sa mère.