Page:Duranty - Le Malheur d’Henriette Gérard.djvu/56

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duire d’une façon inconvenante. Il y a trois hommes dans ma famille, et vous oubliez qu’ils pourraient vous entendre. Du reste, ajouta-t-elle il n’y a rien de commun entre moi et vous, et mon dédain m’est une protection suffisante contre vos grossiers procédés. »

Se voyant brusquement mis à la porte, Seurot, dominé par les manières de madame Gérard, sortit machinalement ; mais du corridor il s’écria avec un juron terrible : « Vous entendrez parler de moi ! »

Ce vieux boulanger était un sanguin plus patient qu’un chat, dans les affaires, quand il était calme, et plus violent qu’un taureau lorsque le sang lui montait à la tête. Il alla droit au parquet à Villevieille déposer une plainte en violation de propriété. Comme il n’y avait pas beaucoup d’affaires au tribunal depuis quelque temps, greffier, juge d’instruction, procureur, se jetèrent sur celle-là en affamés, et le président prévint le même jour madame Gérard que la guerre était déclarée.

Quant à Pierre, tandis que l’activité de sa femme s’éparpillait comme l’eau qui tombe d’une pomme d’arrosoir, il concentrait toute la sienne, au contraire, en un seul point. Une méditation obstinée l’absorbait ; il voulait inventer une charrue merveilleuse, et il en tombait presque dans des rêves. Son imagination ne lui apporta d’abord qu’une petite idée mesquine, maigrelette, présent dérisoire du dieu des inventeurs : l’idée de changer quelques pièces de bois dans les roues ! C’était peu quand il considérait qu’il fallait s’occuper de l’avant-train, de l’arrière-train, du soc, du manche, et qu’il songeait que sa machine devrait modifier l’économie agricole !

Il s’entourait de papiers, de dessins, de bouts de bois, de morceaux de fer, couvrait des albums de croquis, et, le soir, fabriquait d’étranges petites choses qu’il défaisait ensuite avec impatience. Sa femme ne voulait pas lui permettre de travailler au salon, qu’il salissait avec ses menuiseries : elle eut beaucoup de peine à lui faire cette concession. Ce travail était la cause qui empêchait Pierre de prendre part au procès. L’affaire avec Seurot eût brisé l’avenir de la charrue Gérard. Avant même d’avoir rien trouvé, Pierre tâtait les paysans ; il disait devant eux :