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ÉDOUARD.

de la plus amère des douleurs que je devais sentir la plus douce de toutes les joies ; elle pleurait avec moi alors ; à présent elle déchire mon cœur, et ne s’en aperçoit même pas. Je pensai pour la première fois qu’elle avait peut-être pénétré mes sentiments, et qu’elle en était blessée. Mais pourquoi le serait-elle ? me disais-je. C’est un culte que je lui rends dans le secret de mon cœur ; je ne prétends à rien, je n’espère rien ; l’adorer, c’est ma vie : comment pourrais-je m’empêcher de vivre ? J’oubliais que j’avais mortellement redouté qu’elle ne découvrît ma passion, et j’étais si désespéré que je crois qu’en ce moment je la lui aurais avouée moi-même pour la faire sortir, fût-ce par la colère, de cette froideur et de cette indifférence qui me mettaient au désespoir. Si j’étais le prince d’Enrichemont, ou le duc de L., me disais-je, j’oserais m’approcher d’elle ; je la forcerais à s’occuper de moi ; mais dans ma position je dois l’attendre, et puisqu’elle m’oublie je veux partir. Oui, je la fuirai, le quitterai cette maison ; mon père y apportait trente ans de considération, et une célébrité qui le faisait rechercher de tout le monde ; moi, je suis un être obscur, isolé, je n’ai aucun droit par moi-même, et je ne veux pas des bontés qu’on accorde au souvenir d’un autre, même de mon père. Personne aujourd’hui ne s’intéresse à moi ; je suis libre, je la fuirai, j’irai au bout du monde avec